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Elle était elle-même fille d’officier. Et il y avait de nombreux militaires dans sa famille. Son père comme ses oncles avaient toujours été des modèles de probité et de discipline à ses yeux. Elle avait toujours été frappée par la façon dont ils avaient le sens de l’honneur et du devoir chevillé à l’âme.

C’était du reste contre cette discipline familiale trop rigide qu’elle s’était rebellée, adolescente. Elle gardait néanmoins le souvenir d’hommes plus tolérants qu’il n’y paraissait. Qui avaient accueilli sa révolte avec une certaine indulgence. Et à qui elle aurait confié sa vie sans hésiter. Les militaires de sa famille n’avaient rien à voir avec les brutes sanguinaires ou les racistes hors de contrôle qu’on décrivait ici, elle en était persuadée. Quand elle les surprenait à discuter entre eux de leurs missions, elle comprenait que c’étaient des individus responsables, sérieux, avec une éthique – prêts à risquer leur vie au nom de quelque chose de plus grand qu’eux, y compris pour des populations lointaines si on leur en donnait l’ordre. Comme cette anecdote qu’ils lui avaient racontée, quand ils avaient secouru des noyés dans une rivière en crue, quelque part en Afghanistan. Et elle les croyait. Parce qu’elle les connaissait par cœur. Elle les croyait bien plus que tous les donneurs de leçons qui ne se les appliquent jamais à eux-mêmes.

Elle s’étira, les bras en croix.

Qui es-tu, général ?

Elle pensa au colonel Kurtz. À cet officier interprété par Marlon Brando, qui prononçait par trois fois le même mot : « L’horreur… l’horreur… l’horreur… » Comme Kurtz, le général avait, semblait-il, une nature duelle. Entre honneur et cruauté. Entre génie et folie. Comme Kurtz, il incarnait l’ambiguïté morale de toute guerre.

Elle se rappela ce vieux film des années 30 : Les Chasses du comte Zaroff. « Le Lion » avait-il joué les comtes Zaroff en Afrique ? À l’abri des regards, loin de la France, protégé par son impunité ? Y avait-il pris goût, au sang et à la terreur absolue qu’il inspirait ? Rendait-il là-bas sa propre justice ?

Elle sursauta quand une porte se referma.

Tout à coup, elle fut parcourue d’un long frisson. Elle savait que c’était dû à ses propres frayeurs, à ses propres pensées sombres et vénéneuses : elle n’avait encore jamais travaillé sur un dossier aussi sinistre. Aussi empli de ténèbres. Elle avait affaire à des gens impitoyables. Et elle se demanda ce qui se passerait si elle s’approchait trop près…

Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas vu la rédaction se vider. Il n’y avait plus personne dans l’open space illuminé par les rangées de néons. Rien d’autre que le silence.

Baissant les yeux vers son écran, elle réalisa que c’était presque l’heure de son rendez-vous. Elle jeta un dernier coup d’œil autour d’elle, éteignit sa lampe et se leva.

54

— IL VA FALLOIR régler le problème de ce commandant.

— On s’en occupe…

— Et la journaliste ?

— Ça aussi…

— Ils se rapprochent, mon général. Il faudrait peut-être envisager de ne plus se voir. Au moins pour un temps.

— Ne vous en faites pas, Meslif : tout est sous contrôle.

— Je n’en ai pas l’impression.

Une onde de stupeur parcourut l’assistance. Comment Meslif osait-il ? Tous se tendirent dans l’attente de la réaction. Il y eut un silence. À leur grande surprise, le général esquissa un sourire tout en se levant lentement de son siège.

— Qui commande ici ? dit l’homme aux yeux bleus, souriant, avec un calme qui n’annonçait rien de bon. C’est vous ou c’est moi, Meslif ?

Le général s’avança vers Meslif. Les lueurs du feu jouaient sur son visage émacié, creusé de profonds sillons. Ils s’affrontèrent du regard.

— Vous avez déjà entendu parler du crocodile du Nil, Meslif ? demanda-t-il doucement, mais chacun dans la salle comprit que cette douceur cachait une vraie menace.

— Quoi ?

— Le crocodile du Nil. C’est un des plus grands reptiles vivants. Environ quatre mètres, entre deux cents et cinq cents kilos. On le trouve sur presque tout le continent africain au sud du Sahara.

Meslif battit des paupières. Le général le fixait du haut de ses quasi deux mètres comme s’il voulait l’hypnotiser.

— Lorsqu’il chasse, le crocodile du Nil pratique l’affût. Comme la plupart des sauriens. Il attend le bon moment pour fondre sur sa proie. Immergé dans une rivière ou dans un lac, près de la berge, il passe inaperçu : seuls ses narines et ses yeux sortent de l’eau. Ses attaques sont si soudaines, si explosives qu’il ne laisse pratiquement aucune chance à sa proie.

Dans la lueur du feu, les pupilles noires du général avaient mangé presque tout le bleu des iris et, malgré lui, Meslif frissonna.

— Le plus grand spécimen connu s’appelait Gustave, c’était un crocodile géant qui hantait les rives du lac Tanganyika dans les années 1990 et 2000. On lui attribue – sans doute est-ce exagéré – plus de trois cents victimes. Sa réputation de mangeur d’hommes a fait de lui un mythe au Burundi. On a dans un premier temps cru que les disparitions causées par Gustave étaient dues au conflit entre Hutus et Tutsis. Gustave se déplaçait dans toute la province de Rumonge et il dévorait par dizaines les pêcheurs et les baigneurs qu’il trouvait sur les rives du lac. En 2004, un piège de dix mètres de long a même été tendu par un naturaliste français et une biologiste sud-africaine pour le capturer. La tentative a été filmée par la chaîne National Geographic. Elle a échoué. Gustave est aussi connu pour avoir dévoré un buffle. Il a cessé de faire parler de lui en 2014. Il est peut-être mort, car il devait déjà être très vieux pour avoir atteint une taille pareille. Un crocodile du Nil peut vivre jusqu’à cent ans.

Le général affichait toujours un large sourire. Mais son regard était de glace.

— Bref, imaginez une de ces bêtes, si vous le pouvez, Meslif. Imaginez que vous vous retrouviez un jour en face d’elle. Elles sont particulièrement nombreuses dans certains points d’eau du Tchad…

Lionel Meslif suait à grosses gouttes à présent. Il ne voyait pas où le général voulait en venir.

— En 83, au Tchad, continua ce dernier, il y avait ce chef du GUNT, une coalition de groupes armés, qui était l’un des principaux lieutenants de Goukouni Oueddei. Tous vantaient son incroyable courage au feu. Il était devenu une légende. Il nous défiait ouvertement. Et puis, un jour, nous l’avons capturé grâce à un traître dans leurs rangs…

Le général se rapprocha encore, si bien que les visages des deux hommes furent proches à se toucher. Meslif put sentir son souffle et son haleine. Il avala sa salive.

— Cet homme, il me fixait avec une lueur de défi chaque fois que je lui adressais la parole. Il était fier. Et je lisais dans ses yeux que c’était effectivement un homme courageux. Il n’avait pas peur de nous. Alors, j’ai fait venir une grande cage en métal pour les animaux sauvages, et on l’a enfermé dedans. Puis on a chargé la cage à l’arrière d’un pick-up et on a emprunté la piste jusqu’à une mare qu’on savait infestée de crocodiles. J’ai fait immerger la cage dans le petit lac jusqu’à ce qu’il ait de l’eau jusqu’au menton. Le soir tombait quand les crocodiles ont commencé à arriver et à tournicoter autour de la cage. Des dizaines de crocodiles… La surface du lac en était tout agitée, on aurait dit que ses eaux étaient en ébullition. C’était un spectacle grandiose, terrifiant. Je lui ai expliqué qu’on allait bientôt ouvrir la cage, sauf s’il acceptait de faire une déclaration où il reconnaîtrait notre victoire.