Il planta son regard dans celui du flic comme s’il voulait sonder le fond de son âme, et Meslif eut l’atroce sensation qu’il y parvenait.
— Vous avez déjà contemplé de près l’œil jaune et fendu d’un crocodile du Nil en train de vous fixer, Meslif ? Il y a peu de choses au monde plus effrayantes que celle-là, croyez-moi. Alors, imaginez des dizaines de ces créatures… J’ai vu que notre homme avait peur. Il était terrifié. Mais c’était aussi un homme vraiment valeureux. Il refusait d’abdiquer. Alors, j’ai fait amener son plus jeune fils au bord du lac…
Sa voix s’était refroidie de plusieurs degrés.
— Ne vous avisez plus jamais de remettre en cause mon autorité, Meslif. Si vous êtes ici, c’est parce que je l’ai voulu. Je sais que vous vous prenez pour un dur. Mais, croyez-moi, vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’est le vrai courage… Et je connais vos états de service, ne l’oubliez pas. Vous êtes un gredin, mais un gredin utile. Rien de plus, Meslif. Rien de plus.
Meslif se tut. Il avait du mal à soutenir le regard bleu. Il transpirait. Le général se tourna vers Stohr, qui essayait de se faire oublier.
— Pareil pour vous, Stohr. Ne croyez pas que j’aie pour vous le moindre respect ou la moindre affection.
Kinshasa, Zaïre, juin 1997. Ils roulent à travers la jungle, dans la nuit chaude. Une nuit où chacun verra l’un des nombreux visages de l’enfer, mais ils ne le savent pas encore.
Minuit passé. La piste est déserte. Même à Kinshasa, qu’ils viennent de quitter, les rues et les avenues étaient vides. Pas de coups de klaxon, pas de deux-roues pétaradants, pas de semi-remorques rugissants en surrégime, pas de fourgons Volkswagen surchargés. À la place, le sourd grondement des tirs de mortiers, le staccato lointain des rafales d’armes automatiques et des fusils-mitrailleurs du côté de Brazzaville.
Mais ici, tout est nuit et bruits de la forêt, sur cette route en latérite où les nids-de-poule ont la taille de cratères et où l’alternance des pluies et de la sécheresse, ainsi que la noria des camions, a creusé une succession de vaguelettes qui donnent l’impression de rouler sur de la tôle ondulée.
Trempés de sueur, ils pointent leurs fusils Famas devant eux, baïonnette au canon pour le combat rapproché et chargeurs en place. C’est une nuit grouillante, vivante. Dangereuse. Mortelle.
Il lit dans les yeux exorbités de ses hommes secoués par les cahots la même fièvre qui doit être dans les siens. Ils ont tracé sur leurs visages des bandes à l’aide de bâtons de camouflage. En dessous, la peau luit, leurs pupilles sont noires et dilatées. C’est l’excitation de la chasse, mais aussi l’effet des amphètes.
Il fait nuit noire et les bruits de la forêt peuplent l’obscurité autour d’eux. Ils sont aux aguets. Dans cette région en proie à la folie meurtrière des milices baptisées « Ninjas », « Cobras », « Zoulous », et des enfants-soldats, le danger peut venir n’importe quand, de n’importe où. Là-bas, à Brazzaville, miliciens et soudards se livrent au pillage des maisons. Brutalisent, volent, violent et, le cas échéant, tuent.
En une semaine, des unités comme la sienne ont réussi à évacuer quelque 5 600 ressortissants étrangers de Brazzaville, dont 1 500 Français, menacés par des bandes de gamins souvent ivres et drogués. Mais surtout payés et nourris, dans un pays où seuls les enfants des coopérants étrangers et ceux de la caste au pouvoir mangent à leur faim. Pendant que les autres, sous-alimentés, peu ou pas éduqués, souffrent du palu, d’infections respiratoires aiguës, de diarrhées, de fièvres diverses, de tout un tas de maladies qu’ailleurs on guérit.
Il est peut-être un soldat mais il a lu Fanon et Césaire : « Et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? »
Oui, se dit l’officier aux yeux bleus. Un jour, il faudra payer. Il est un soldat. Il sait que toutes les civilisations sont bâties sur la violence et la prédation. Et que toutes meurent un jour. La sienne ne fera pas exception. Mais il est un soldat. Il se battra aussi longtemps qu’il faudra.
Ces gosses en revanche… Pourquoi ne pas tuer pour vivre ? se disent-ils. D’ailleurs, ils ne se disent rien. Pour eux, c’est comme une évidence : tu tues ou tu meurs. La morale, c’est un truc de gens qui ont le ventre plein.
S’ils s’éloignent de la zone des combats, c’est que sa section a reçu l’ordre de récupérer deux coopérants isolés dans une exploitation d’hévéas à une trentaine de kilomètres de la capitale. En pleine forêt… Pas d’hélico disponible, il faut emprunter la piste. Ils pensent tous la même chose. Une heure aller, une heure retour. En pleine jungle. Risque d’embuscade élevé. Et ils sont moins de quarante hommes, répartis dans quatre véhicules.
Soudain, la plantation apparaît dans la lueur des phares, au cœur des ténèbres. Des barrières blanches, des prés au-delà, cernés par la forêt, des bâtiments en brique et tôle ondulée et une maison de style colonial, que les phares incendient.
Ils sautent à terre, courent vers la maison. La porte s’ouvre et le canon d’un fusil apparaît.
— Armée française ! lance-t-il. On vient vous chercher !
Le gros homme au tee-shirt trop petit s’encadre sur le seuil.
— Pas trop tôt, dit-il.
Ça pue dans la ferme : la sueur, la bière, la clope, la bouffe, le shit – et aussi autre chose qu’il n’arrive pas à identifier. Comme un évier plein de vaisselle sale qu’on n’aurait pas vidé depuis des lustres. Les deux types ont presque l’air de jumeaux : même peau crayeuse, même nez retroussé, mêmes petits yeux pâles et trop rapprochés, même bedaine proéminente, même calvitie.
Ou alors un père et un fils, car l’un a dans la cinquantaine, l’autre dans les trente ans.
— Vous êtes prêts ? demande-t-il. Vous avez rassemblé ce que vous voulez emporter ?
— À votre avis ? dit le plus âgé, celui qui leur a ouvert. Ça fait des plombes qu’on attend, putain. Qu’est-ce que vous foutiez ?
Il a dû prendre quelque chose, car ses pupilles sont dilatées. Il y a aussi dans son regard luisant une étincelle malveillante, agressive…
— Ça me fait mal de laisser la ferme à ces sauvages. On aurait dû la cramer, crache le gros homme. Ces enculés sont camés et ils bouffent de la chair humaine, vous le croyez, ça ? Putain de pays de merde !
Dans son talkie-walkie, ses hommes qui patrouillent à l’extérieur lui annoncent : « RAS. Tout est clair. »
Il va donner l’ordre de partir quand une silhouette apparaît, émergeant de la pièce voisine. Un enfant. Maigre. Chétif. En slip. Il a peut-être dix ans, ou douze, mais il en paraît huit. Il les observe de ses grands yeux tristes et inquiets. Le capitaine Donnadieu de Ribes tourne les siens vers les deux fermiers :
— C’est qui, lui ?
Le plus âgé des deux renifle, hausse les épaules.
— C’est rien… Il va retourner dans la forêt, avec les siens… Vous en faites pas.
Mais l’officier braque ses yeux bleus sur le gros homme.
— Qu’est-ce qu’il fait ici ?