— C’est rien, je vous dis… C’est pas vos oignons… Contentez-vous de faire votre boulot. Votre boulot, c’est de nous sortir de là. Point barre.
— Putain, ça craint ici, capitaine, commente l’un de ses hommes, un jeune sergent, derrière lui.
— Tu t’appelles comment ? demande Thibault Donnadieu de Ribes en anglais au gamin.
Mais le garçon ne répond pas. Peut-être qu’il ne comprend pas, tout simplement.
— Hé ! s’énerve le fermier. Qu’est-ce que vous faites ? Vous mêlez pas de ça ! C’est pas vos affaires, j’vous dis. C’est rien qu’un petit merdeux d’ici. Tout le monde s’en branle de lui.
— Fermez votre gueule, crache le capitaine aux yeux bleus.
Mais le gros homme n’en démord pas :
— J’aime pas trop le ton que vous employez, dit-il, de plus en plus furax.
Et le capitaine Thibault Donnadieu de Ribes se rend compte que le type a toujours son fusil à la main.
— Sergent, dit-il, prenez-lui son arme. Et vous, caporal, assurez-vous qu’il n’y a personne d’autre dans la maison…
Le fermier ricane.
— C’est ça, l’armée française ? Putain ! Bande de charlots. Vous savez ce qu’on leur fait à ces gamins, avec mon frangin ?
— Non, dites-moi…
Le ton de l’officier aux yeux bleus est de plus en plus froid. Le gros homme sourit à présent.
— On les chasse…
Un silence.
— Vous, quoi ?
— On les lâche dans la forêt et on les tire comme des lapins… On fait ça depuis que leurs sauvages de parents ont massacré les nôtres en 91, pendant les émeutes de Kinshasa.
Le capitaine Donnadieu de Ribes fixe le fermier.
— C’est vrai ?
L’homme éclate de rire – un rire arrogant, méprisant, supérieur.
— Bien sûr que non ! Si c’était vrai, vous croyez que je vous le dirais ? Y en a marre… Allons-y, maintenant. Ou bien vous voulez attendre que les autres débarquent à trois cents, camés jusqu’aux cheveux et armés jusqu’aux dents ? Vous ferez pas le poids longtemps.
Mais le capitaine n’est pas décidé à les laisser s’en tirer comme ça. Il sait que tous les groupes armés de la région utilisent le viol comme arme de guerre : les rebelles hutus, les insurgés rwandais, les groupes armés Maï-Maï, les forces congolaises… Il sait que, quand on introduit des baïonnettes et d’autres objets coupants dans les organes génitaux des femmes, ou de l’essence à laquelle on met le feu, quand on viole les bébés et les grands-mères, quand des villages entiers sont violés collectivement par des groupes de combattants, ce n’est pas pour le plaisir, c’est pour détruire. Qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de terroriser les populations.
Un soupçon énorme l’envahit, en même temps qu’une colère incontrôlable.
— Ce gosse, qu’est-ce qu’il fait ici ? demande-t-il.
Le gros homme le fixe avec une lueur de défi.
— À votre avis ?
Ce n’est pas de la bravade, cette fois. Le capitaine Donnadieu de Ribes sent monter la nausée et un liquide glacé couler dans ses veines, tandis qu’il promène son regard bleu sur les deux planteurs. C’est une nuit de tristesse, une nuit de péché, une nuit infernale.
— Sergent, dit-il soudain, vous aimez la chasse, vous ?
Le gros planteur fronce les sourcils, perplexe.
— J’adore ça, répond le jeune sergent derrière son capitaine.
— Quel genre de gibier vous chassez ? demande celui-ci sans se retourner, le regard toujours posé sur les deux hommes qui ne pipent mot.
— Tous les genres, répond le sous-officier dans son dos.
— Vous croyez qu’on a le temps de chasser ? dit le capitaine d’un ton léger, bien que son cœur soit lourd comme une pierre en cet instant.
Il voit que les deux planteurs sont inquiets à présent.
— Ça doit pouvoir se faire, répond le sergent. Mais faudra pas trop traîner quand même, capitaine…
— Et quel genre de gibier vous avez envie de chasser, là, tout de suite, sergent ?
Un silence.
— Deux gros porcs, ça m’irait bien… On pourrait les lâcher dans la forêt… Qu’est-ce que vous en pensez, capitaine ?
55
RAPHAËL N’ÉTAIT pas encore arrivé. Presque 20 heures. Esther s’approcha du guichet de Sami Kebab.
— Kopelman, dit Sami. Salam aleikoum. Un dürüm avec du ras el-hanout maison et sans sauce aigre ?
— Comment ça se passe, Sami, le confinement ?
Elle le vit faire la grimace, penché derrière son comptoir.
— À ton avis, Kopelman ? Tu crois que c’est la joie ? Tu me prends un dürüm ou pas ?
— Prépare-moi ça, s’il te plaît.
— Tout de suite.
Elle regarda la rue du Taur. Pas de Katz en vue. La rue était déserte, hormis un type qui approchait, visage masqué.
— C’est vous, Esther Kopelman ? dit-il quand il fut à moins de deux mètres.
— Qui veut le savoir ?
L’homme s’inclina et jeta un coup d’œil par le guichet de vente à emporter, mais Sami était déjà reparti en cuisine.
— C’est Raphaël qui m’envoie. Il a eu une urgence. Il m’a dit que vous aviez un nom et des infos à lui donner. Je suis chargé de les lui transmettre.
La journaliste tiqua. Elle n’aimait pas trop ça. En même temps, l’homme connaissait l’heure et le lieu du rendez-vous. Et elle se fit fugitivement la réflexion que c’était le genre de spécimen masculin qui lui plaisait bien : la cinquantaine, pas beau, non, mais avec un je-ne-sais-quoi de solide qui le rendait attirant. Un blouson de motard au cuir râpé, des épaules larges, les tempes grisonnantes. Un regard chaleureux, qui ne cillait pas.
— Ça vous dérange pas si je vérifie ? dit-elle.
L’homme hocha la tête.
— Bien sûr que non.
Katz répondit dès la deuxième sonnerie.
— C’est Esther. Il y a un type qui prétend venir de ta part…
— Oui, c’est exact, mais là je suis occupé, je vous rappelle plus tard, dit le lieutenant comme s’il s’adressait à quelqu’un d’autre.
Elle comprit. Raphaël n’était pas seul. Elle raccrocha.
— D’accord, dit-elle à l’inconnu. Mais pas ici.
— J’ai ma voiture un peu plus loin, répondit-il.
Soudain, comme elle se penchait pour demander à Sami de s’activer, l’inconnu grommela un juron derrière elle puis dit, suffisamment fort pour être entendu :
— Ne vous retournez pas, ne me regardez pas. Il y a un type là-bas… Je le connais, c’est un flic… Parlez en direction du comptoir, faites semblant de commander votre kebab…
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle comme si, en effet, elle s’adressait à Sami.
— Vous avez un endroit où on pourrait aller ? dit-il.