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Elle eut l’impression que son cœur se décrochait. Ce type-là en savait plus sur l’âme humaine que n’importe quel psychanalyste formé à l’école freudienne ou lacanienne. Elle devina qu’il cherchait quelque chose dans ses poches et, avant qu’elle ait pu comprendre de quoi il s’agissait, il y eut la flamme jaune d’un briquet devant ses yeux, si proche qu’elle en sentit la chaleur sur sa cornée.

— Il y a une autre sortie ?

Elle acquiesça, la cornée larmoyante.

— Très bien, je vais enlever ma main, on va redescendre en silence et sortir par-derrière. Si tu tentes quoi que ce soit, je te fume. Ne crois pas que j’hésiterai une seconde. Tu as pigé ?

Il retira sa main. Elle retrouva aussitôt un peu de son mordant.

— Allez vous faire foutre, répondit Esther Kopelman en reprenant sa respiration tandis qu’un semblant de couleur revenait sur ses joues. Je vous suis. Je ne tiens pas à mettre en danger qui que ce soit.

Il lui décocha un sourire.

— Mince ! Une véritable héroïne. Ça alors, ça existe encore…

57

NOIR. COMBIEN de temps ? Une heure ? Deux ? La peur lui fouettait les sangs. Ils retirèrent le capuchon de toile. Elle cligna des yeux quand l’étoile très brillante, en face d’elle, l’aveugla. Elle mit sa main en écran entre la torche électrique et elle. Sentit, dans l’obscurité tout autour, l’odeur acide, fermentée, du crottin et des chevaux.

— Pas la peine de crier, personne ne t’entendra, dit la voix derrière l’étoile.

— J’ai besoin d’aller aux toilettes.

— On va t’apporter un seau et une bouteille d’eau…

La torche se déplaça. Un interrupteur dut être actionné, car une ampoule anémique creusa soudain un puits de lumière dans la pénombre de la pièce. Avant qu’on ne referme la porte et qu’on ne la verrouille.

Se tournant de tous côtés, Léa scruta les murs sans fenêtres, le sol de terre battue recouvert de paille, le plafond bas. Sentit de nouveau l’odeur azotée : il y avait une écurie pas loin.

Elle avait le vertige et la nausée après être restée allongée pendant un temps indéterminé sur le plancher vibrant de la camionnette, respirant un fumet de diesel et d’huile de moteur à travers le capuchon de toile.

Elle s’efforça de respirer calmement. Cinq secondes d’inspiration, respiration bloquée, expiration… Elle entendait par instants de l’eau couler dans des canalisations, derrière les murs épais. Mais c’était le seul bruit et – en dehors de la peur violente qui l’étreignait – elle fut saisie par un poignant sentiment de solitude et d’abandon.

LE GÉNÉRAL PRIT SON TÉLÉPHONE. Il pensa aux mots de Dostoïevski : « On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves, c’est faire injure à ces derniers. » Il se demanda s’il était lui-même devenu un fauve à force d’en côtoyer. Avait-il seulement gardé une part suffisante d’humanité ?

Puis une autre phrase du génie russe lui vint à l’esprit : « Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heureux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être. »

Il fit le numéro.

— Oui ? dit une voix inquiète à l’autre bout.

— Commandant, fit Thibault Donnadieu de Ribes.

Un silence.

— Général…

Le militaire sourit. Cet homme-là était intelligent. Un seul mot prononcé par lui avait suffi à le démontrer.

— Où est Léa ? demanda Servaz.

Bien que le policier ne pût le voir, le général aux yeux bleus hocha la tête : l’hôpital avait dû donner l’alerte. Cela faisait deux bonnes heures à présent que Léa Delambre avait quitté son service.

— En lieu sûr, dit-il. Ne vous inquiétez pas : elle va bien. On ne lui a rien fait.

L’homme de haute stature s’attendait à des menaces, à des insultes, mais ce policier-là était trop rusé pour perdre son temps avec des enfantillages.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? demanda-t-il.

— Je me réjouis de voir que vous êtes quelqu’un de raisonnable, commandant. Donc, gardez en tête que votre compagne est ici, avec moi, et qu’il ne lui arrivera rien tant que vous jouerez le jeu. Mais ne vous y trompez pas : je suis comme le lion ou le crocodile, je ne connais pas la pitié. Et j’ai la redoutable faculté de deviner les faiblesses de mes adversaires. Je connais les vôtres, n’en doutez pas une seconde.

Un silence.

— Comprenez bien que je n’ai rien contre vous, commandant. Mais notre cause est juste, nous nous battons pour la justice, l’honneur de ce pays, et pour sauver notre civilisation. Nous ne permettrons à personne de se mettre en travers de notre chemin.

Martin le laissa s’épancher avant de dire :

— Accouchez, général. Je n’ai pas de temps à perdre.

— Moi non plus. Voici ce que vous allez faire…

SERVAZ RACCROCHA. Les dernières paroles du général Donnadieu de Ribes l’avaient glacé. Il venait de comprendre à quel point cet homme était fou. Mais sa folie le rendait d’autant plus dangereux. Et il avait Léa… L’angoisse qui lui dévorait l’estomac était comme une chose vivante, remuante.

Ne vous avisez pas de prévenir qui que ce soit, venez seul…

Il regarda Gustav en train de jouer sur le canapé, inconscient de ce qui se passait et du danger que courait sa « maman ». Se leva. Alla sonner chez Radomil. Le violon s’interrompit. En dépit de la confusion qui régnait dans ses pensées, il avait reconnu le morceau : Schubert, La Jeune Fille et la Mort, premier mouvement. Des mesures qui collaient assez bien avec son état d’esprit.

— Martin ? Qu’est-ce qui se passe ? dit le musicien chevelu et barbu en le voyant. Tu as une mine à faire peur…

— Est-ce qu’Anastasia est là ? Est-ce que tu pourrais garder Gustav chez toi ? Tout de suite ?

Le Bulgare à l’allure de Christ tsigane le sonda de ses yeux sagaces.

— Oui… oui… bien sûr, si c’est urgent… Mais tu as l’air bouleversé : tu ne veux pas me dire ce qui se passe ?

— Plus tard, Radomil, dit-il en appelant l’ascenseur. Gustav joue dans le salon… Ne laisse pas Anastasia seule avec lui. Prends-le avec vous ! Je t’expliquerai… Merci.

— Ne t’inquiète pas, on veillera sur lui, lança le musicien alors que, déjà, la cabine se hissait en grinçant jusqu’à l’étage. « Celui qui demande si tu en as besoin ne donne pas de bon cœur » : proverbe bulgare !

— VOILÀ, C’EST ICI, dit Sami aux policiers.

Les deux gardiens de la paix en uniforme considérèrent la porte fermée, sous le toit en pente. L’un d’eux cogna.

Une fois. Deux fois.

— Il n’y a personne, dit-il en regardant Sami.

Celui-ci fit une grimace.

— Elle est là, j’en suis sûr. Et elle est en danger. Elle attendait devant mon restaurant, et puis elle a disparu. Elle a laissé son dürüm… Et il y avait cet homme…

— Son dürüm ?

— Oui. Elle ne ferait jamais ça.

Les deux gardiens de la paix échangèrent un regard.

— Elle a peut-être changé d’avis, elle est peut-être allée ailleurs, dit l’un d’eux.

Sami tourna de nouveau la poignée. À sa grande surprise, la porte n’était plus verrouillée.

— Vous voyez ! dit-il. Tout à l’heure, c’était fermé !

Il entra.