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— Hé ! Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama l’autre policier. Vous n’avez pas le droit d’entrer !

Mais Sami était déjà à l’intérieur. La fumée de cigarette lui piqua les yeux. Il toussa. Avisa la bouteille de bourbon à moitié vide, le cendrier plein et les deux verres sur la table basse, dont l’un portait une trace de rouge à lèvres.

— Vous voyez, dit l’un des gardiens de la paix derrière lui. Elle n’est pas là… Vous devez sortir maintenant, monsieur. Vous n’avez pas le droit d’être ici…

— Elle est en danger, je vous dis…

— Monsieur, sortez, s’il vous plaît… TOUT DE SUITE.

— Pas tant que je ne saurai pas ce qui lui est arrivé…

— Monsieur, on ne vous le répétera pas : Il FAUT QUE VOUS SORTIEZ…

— Je ne bougerai pas d’ici tant que… Hé ! Ne me touchez pas ! Je vous interdis de me toucher ! C’est la France ici, le pays des droits de l’homme : vous ne pouvez pas… Aïe ! Vous me faites mal ! Vous me tordez le bras, merde ! Lâchez-moi !

— Monsieur… !

58

LA PLUIE.

Des trombes d’eau sur l’autoroute. Un rideau liquide qui ne s’ouvrait qu’à contrecœur et qui scintillait en gerbes d’étincelles dans le pinceau des phares. La nuit n’était que lueurs, reflets, zébrures, ténèbres.

Cerné par l’averse, plongé dans ce milieu semi-aquatique, il avait l’impression d’avancer à bord d’un sous-marin. Il n’avait pas allumé la radio et il roulait dans un silence peuplé par le martèlement de la pluie sur le toit, le va-et-vient des essuie-glaces et le chuintement des grandes corolles d’eau sale soulevées chaque fois qu’il passait dans un creux.

Il roulait aussi vite que le lui permettait la pluie battante malgré le risque d’aquaplaning. Mais son cerveau ne cessait pas de raisonner. Ce serait stupide d’avoir un accident maintenant… Il leva le pied.

Une image prenait forme dans son esprit. Celle de l’homme aux yeux bleus. L’adversaire. Le roi noir. Qui avait maintenant un coup d’avance depuis qu’il lui avait pris sa dame blanche.

Il avait été frappé par les mots que le général avait employés : « cause juste », « justice », « honneur », « civilisation »… Cet homme se croyait investi d’une mission. Il faisait de son parcours sanglant un combat. Servaz savait d’expérience que, quand le Mal se déguise en Bien, quand le Mal se prend pour le Bien, c’est là qu’il est le plus dangereux. Aucun criminel ne fait montre de plus de cruauté que celui qui se croit d’avance absous de ses crimes par une cause qu’il pense juste. Le XXsiècle en avait été le plus sinistre exemple : les mêmes qui avaient dénoncé à juste titre les crimes commis au nom du libre-échange, la montée du fascisme et la misère ouvrière avaient aussi embrassé joyeusement des causes en fermant les yeux sur les massacres, les tortures, les camps, les grandes purges, les famines, les déportations en masse, les millions de Chinois victimes de la Révolution culturelle, les millions de zeks gelés dans l’enfer soviétique de la Kolyma – toutes ces monstruosités que leurs « nobles » causes avaient rendues possibles.

Parce que la cause était juste, disaient-ils. Combien s’étaient repentis ? Combien avaient demandé pardon aux victimes pour leur irrémissible aveuglement ?

Il se passa une main sur le visage. Il était épuisé. Et cette nuit déchirée de lueurs et d’averses, ajoutée au manque de visibilité, lui fatiguait les yeux. Il était sans arrêt en train de se frotter les paupières.

Quittant la N20 à la hauteur de Foix, il traversa la petite cité médiévale vers l’ouest, emprunta une route qui grimpa aussitôt dans les collines. Bientôt, il n’y eut plus une seule maison en vue. Rien que des bois noirs et des virages. La pluie avait cessé et la lune apparaissait par intermittence entre les déchirures des nuages, au-dessus des arbres. Il se souvint d’une nuit semblable : celle où avec son équipe ils avaient découvert le corps de Moussa Sarr, la tête de cerf dans un sac transparent.

Allait-il être chassé à son tour ? Non, ils avaient pour lui d’autres projets, il en était sûr.

Cinq minutes plus tard, il entra dans un village qu’il traversa en remontant la rue principale, passant devant une gendarmerie et une église, ressortit par une longue ligne droite sous une voûte de platanes. Il était tout près… Trois kilomètres, selon son GPS.

Suivant les instructions que lui avait données le général au téléphone, il avait éteint le sien, afin qu’on ne puisse pas le géolocaliser. Il grimpa les derniers virages, émergea sur le plateau couvert de lande et le vit, sous la lune. Le château. Il reconnut le mur d’enceinte. La grille était ouverte. Son pouls s’accéléra lorsqu’il ralentit pour tourner et pénétrer dans le parc, roulant sur le gravier, franchissant les flaques, scrutant à travers le pare-brise la façade qui approchait en un lent travelling avant. De fait, il se sentait curieusement étranger à la scène qui était en train de se jouer. Comme si une partie de lui-même se détachait pour observer les événements avec recul, évaluer, calculer.

Il freina brutalement devant le perron. Descendit. Claqua la portière sans cesser de regarder la façade qui se dressait dans la nuit comme une montagne, mais il ne vit personne. Aucune lueur derrière les rangées de fenêtres éteintes. Plusieurs voitures étaient cependant garées sur le gravier. Le silence qui s’abattit fut seulement troublé par les gouttes lourdes qui, après l’averse, tombaient des branches et, quand une rafale de vent agita ces dernières, en un frémissement bruissant et mouillé, il eut l’impression que les arbres du parc partageaient son inquiétude.

IL MONTA LES marches du perron sous la lune, qui ressemblait à une hostie dans son ciboire de nuit. Comme il s’y attendait, la grande porte n’était pas verrouillée.

Poussant l’un des lourds battants, il pénétra dans un couloir obscur aussi large et haut que long, au bout duquel une clarté jaune filtrait par une porte entrouverte et étirait un mince chemin de lumière sur le sol.

Ses pas résonnant sur le dallage eurent en cet instant quelque chose de théâtral, d’encore une fois un tout petit peu trop cinématographique, comme si – là aussi – son esprit observait tout avec ce détachement qu’on prête aux gens à l’article de la mort.

Il tira le battant. Un grand salon faiblement éclairé. Un feu dans la cheminée. Des trophées de gibiers empaillés et des tapisseries sur les murs, des tentures et des tableaux de maîtres dans l’ombre. Il sursauta en découvrant les hommes à têtes d’animaux en demi-cercle. Chimpanzé, renard, loup, ours, guépard, taureau…

— Bienvenue, commandant, dit le grand coq à crête rouge et à l’œil bleu vif qui se tenait au centre.

59

IL A BEAU SAVOIR que c’est une mise en scène, il n’en sent pas moins les poils de ses avant-bras se dresser. Les grands masques d’animaux sont tous tournés vers lui et, dans les trous, des yeux luisants l’observent.

Un silence pesant, perturbant, s’est installé, que personne ne cherche à briser.

Comme ils gardent le silence, il parcourt du regard la pièce pleine d’ombres fantastiques puis revient sur les faces animales et, malgré lui, cette vision le fait une fois de plus frissonner.

Il écoute – en quête d’autres sons, d’une présence, d’un signe que Léa est là, pas loin –, mais n’entend rien d’autre que les craquements du feu dans la cheminée et le bruit de son propre sang battant à ses tempes.