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Non. Il entend autre chose… De la musique… Lointaine. Étouffée. Elle doit provenir de la pièce derrière la porte qu’il aperçoit sur sa gauche. Beethoven. Symphonie n7. L’allegretto, qui lui a toujours paru funèbre. Sinistre. Il tressaille. Est-ce un indice sur ce qui le guette ? Et Léa… ?

— Libérez-la maintenant, dit-il au grand coq à crête rouge.

— Quand nous aurons fini. Vous avez ma parole, commandant.

Il regarde l’homme de haute stature retirer son masque et c’est comme si, tout à coup, il n’y avait plus que lui dans la pièce. Son attention est aussitôt happée par le bleu perçant, hivernal, des iris. Le général Thibault Donnadieu de Ribes s’avance lentement vers lui dans la lueur du feu.

— Avant toute chose, comprenez-nous bien, commandant : ce que nous faisons ici est éminemment politique. Aristote disait que la politique est la science maîtresse. Il avait raison. Nous faisons ça pour vous, pour vos enfants, pour les citoyens de ce pays. C’est pour eux que nous nous battons. Contre les dictatures invisibles qui étendent un peu plus chaque jour leur emprise sur lui : l’emprise du crime organisé qui veut faire de lui un narco-État à l’image du Mexique ou de la Colombie, l’emprise des juges qui se placent au-dessus de la République et appliquent les lois comme bon leur semble, l’emprise des minorités qui veulent imposer par l’intimidation, la force ou le chaos leurs diktats à la majorité, l’emprise des géants d’Internet qui veulent modeler nos vies comme ils l’entendent. Nous nous battons pour l’honneur, la patrie, la justice, la liberté, commandant : la vôtre, celle des générations futures, celle de tous ceux qui n’ont pas la force ou les moyens de se défendre. Pas pour nous-mêmes…

La voix est grave, pleine de conviction et de promesses, une voix capable d’entraîner l’adhésion.

— Vous et moi, commandant, continue-t-il, nous sommes des gens respectables. Ni saints ni héros. Mais respectables, honorables…

— Nous n’avons rien en commun, réplique Servaz.

Le général plisse un instant ses yeux bleus. Un instant seulement.

— Et pourtant, on voudrait nous faire passer pour des coupables, poursuit-il, ignorant l’interruption. Coupables de défendre notre pays, coupables d’user de la violence légale et légitime pour protéger ses honnêtes citoyens, coupables d’être nés sur ce continent, coupables de vouloir préserver notre civilisation, coupables d’aimer notre façon de vivre, coupables de manger de la viande, de fumer, de boire de l’alcool… Comme chez Kafka, on doit expier on ne sait quelle faute qu’on ignorait avoir commise. Comme chez Nietzsche, toutes les valeurs sont inversées : la victime devient coupable et le coupable victime.

— « La violence légale et légitime », c’est comme ça que vous appelez le fait de chasser des êtres humains ?

Le général évacue la question d’un geste.

— Ceux que nous avons chassés étaient des criminels ayant échappé à un châtiment qui aurait dû être proportionné à la souffrance de leurs victimes, répond à sa place l’énorme tête de taureau noire et luisante. Les juges de ce pays n’appliquent pas le Code pénal : je n’ai jamais vu quelqu’un écoper de la peine prévue par la loi, la réponse judiciaire n’est jamais à la hauteur du préjudice subi par les victimes. Jamais… C’est une justice factice qui est rendue dans nos tribunaux, commandant, comme vous le savez : une fausse justice qui produit de l’injustice à la pelle…

Un juge, songe immédiatement Servaz. C’est un magistrat qui se cache sous ce masque-là. Champetier. Le substitut. Le grand mufle de taureau a quelque chose de véritablement intimidant.

— Sauf que, indépendamment du fait que tuer ne me paraît pas non plus un châtiment si proportionné que ça, répond-il, Moussa Sarr était innocent

— Que ce soit vrai ou pas, dans toute guerre il y a des dommages collatéraux, rétorque le général aux yeux bleus.

— Parce que c’est une guerre… ?

— Bien entendu. C’est une guerre de civilisation, c’est une guerre pour la préservation de notre mode de vie, c’est une guerre pour sauver ce pays du chaos et de la barbarie qui le guettent. Tant qu’il est encore temps…

22 H 52. Ils sonnèrent au grand portail peint en noir et hérissé de pointes, dans un des quartiers les plus rupins de Toulouse. Deux piliers blancs l’encadraient – dont l’un supportait une caméra et un interphone.

— Oui ? dit une voix d’homme âgé et haut perchée.

— Désolée de vous déranger, monsieur : je sais qu’on est dimanche et qu’il est tard, mais nous avons besoin de parler à Mme la préfète de toute urgence. Dites-lui que c’est le lieutenant Samira Cheung de la police judiciaire de Toulouse.

— Qui ça ?

— Lieutenant Cheung ! PJ de Toulouse ! C’est important et urgent !

— Ne bougez pas.

Comme s’ils allaient filer… Samira, Vincent et le lieutenant de l’IGPN qui les accompagnait attendirent trois bonnes minutes. Puis un bourdonnement électrique s’éleva, suivi d’un déclic, et le portail métallique s’entrouvrit très légèrement. Samira le poussa. Mazette… Le petit jardin japonais qu’abritait le haut mur blanc, tout de quiétude, évoquait un tableau intemporel. Ils remontèrent l’allée dallée et sinueuse entre des lampes disposées au ras du sol, des buis taillés en forme de boules, des pins frémissant sous l’averse et de grands bonsaïs d’un mètre de haut. Un bassin chantait quelque part dans l’obscurité. Un bouddha souriant les accueillit au bout de l’allée, éclairé par un spot.

Pourtant, la maîtresse de maison qui les attendait sur le perron était tout sauf zen et elle ne souriait pas.

— J’espère que c’est important, leur lança d’emblée la préfète d’un ton qui disait que, si ça ne l’était pas, mieux valait repartir sur-le-champ.

Elle était vêtue d’un pull à col roulé qui moulait sa poitrine et d’un pantalon de jogging informe mais sans doute confortable, des mules de velours aux pieds. Samira se fit la réflexion que, même ainsi, elle dégageait une aura d’autorité et une assurance irréfutables. Mais elle avait d’autres soucis que la préfète et elle n’avait pas l’intention non plus de faire preuve d’obséquiosité.

— Lieutenant Samira Cheung, du groupe d’enquête du commandant Servaz, dit-elle. Et voici le capitaine Espérandieu et le lieutenant Frémont, de l’IGPN. Désolés de vous déranger un dimanche soir, mais il s’agit d’une extrême urgence, et nous n’avons pas réussi à joindre le commissaire divisionnaire Chabrillac.

Michèle Saint-Hamon la fusilla du regard :

— Puisque c’est tellement urgent, je vous conseille d’être aussi concise et claire que possible, si c’est dans vos cordes, lieutenant.

— ÇA FAIT UN MOMENT déjà que ce pays est au bord du gouffre, dit le général, qu’autorité, ordre et lois y sont piétinés. L’universalisme et l’humanisme, qui étaient le ciment de notre société, sont combattus par des gens qui veulent imposer par la force et contre la volonté majoritaire leurs idéologies mortifères en profitant de la faiblesse de nos gouvernements, pendant que, dans l’ombre, des oligarchies dont la cupidité paraît sans limites accaparent toujours plus de privilèges et de richesses.

Il plongea son regard bleu dans celui de Servaz.

— Le résultat, c’est que la menace est devenue multiforme : elle prend aussi bien le visage du terroriste que celui des trafiquants, des braqueurs que de tous ceux qui s’attaquent aux symboles de l’État. Le résultat, c’est que les narcos font la loi dans les quartiers, que les armes y circulent librement, que l’économie criminelle gangrène le pays, que les caïds qui tiennent les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains financent l’intégrisme, lequel étend chaque jour un peu plus son influence. Le résultat, c’est que les criminels, les ordures de tous poils n’ont plus peur de la police, que même les centres-villes se transforment en champs de bataille, qu’on tue des enfants, des profs à la sortie des écoles, des prêtres dans leurs églises, des policiers et des gendarmes… Combien de victimes vous faudra-t-il encore pour réagir ?… Pour sortir la tête du sable ?… Le résultat, c’est que ce pays est au bord de la guerre civile – et que les politiques ne font rien.