Servaz jeta un coup d’œil à Raphaël. Celui-ci suivait les évolutions du Dr Djellali autour de la table sans moufter, mais ses iris étaient devenus bleu-noir.
— Aucune de ces blessures n’a été mortelle, continua Fatiha Djellali en s’écartant. La mort est survenue, de toute évidence, lors du choc avec le sol… ou peut-être avec la voiture…, ajouta-t-elle en fixant cette fois l’officier de gendarmerie.
Elle souleva de nouveau la tête de ses mains gantées, avec un soin extrême, tâta les cervicales à l’arrière.
— L’examen de la boîte crânienne, de l’encéphale et des cervicales nous le confirmera.
Armée d’un stylo-lampe, elle se pencha ensuite sur les yeux jaunes, la bouche, les dents, les fosses nasales et les oreilles, palpa le cou, se tourna vers la poitrine. Servaz la vit se redresser, marquer une pause. Il fallait la connaître comme il la connaissait pour deviner l’imperceptible émotion présente dans sa voix lorsqu’elle exhala un soupir et dit :
— Je parierais que ce truc a été fait avec un fer chauffé… comme pour le bétail…
— Quoi ?
Il se pencha à son tour sur les petits bourrelets de chair racornie qui formaient les lettres du mot JUSTICE.
Elle le regarda.
— Ça demande confirmation, mais ça y ressemble fort. En tout cas, ça a été fait ante mortem… Ce pauvre garçon a été marqué au fer comme du bétail…
Elle relâcha l’air de ses poumons. Au cours de sa carrière, elle avait assisté à d’innombrables témoignages de la stupidité, de la cruauté et de l’égoïsme de l’espèce humaine. Mais elle ne s’habituait toujours pas à ses démonstrations les plus extrêmes. Se retournant vers une table roulante pleine d’instruments coupants qui brillaient dans la lumière du scialytique, elle les manipula, les tria nerveusement, et Servaz entendit le métal tinter sur du métal.
Immobile, il retenait son souffle, méditant en silence cette révélation. Il songea à ce qu’elle impliquait. Sa crainte, sa conviction de plus en plus fortes qu’ils étaient devant un crime hors normes. Il eut soudain envie d’être ailleurs. Il savait combien ce genre d’affaire pouvait laisser des traces.
— Docteur…, bafouilla l’officier de gendarmerie derrière eux.
Dans leur dos, sa voix tremblait légèrement :
— Docteur, commandant…, gémit-il tandis qu’ils se retournaient. Le mort : il s’est réveillé !
5
SERVAZ TOURNA SON regard vers la table d’autopsie. Il fut saisi d’un vertige, eut la sensation que ses poumons se vidaient d’un coup, expulsaient tout l’air qu’ils contenaient. L’officier disait vrai : non seulement le mort semblait les contempler, mais il s’était… oui… réveillé.
Le Dr Fatiha Djellali s’était retournée elle aussi. Elle écarquillait les yeux par-dessus son masque.
— Putain de merde !
Ce fut tout ce qu’elle trouva à dire. Comme dans un épisode de The Walking Dead, le mort était revenu à la vie ! Il se tortillait sur la table, ses pupilles affolées roulaient en tous sens.
Il essayait de dire quelque chose, mais n’y arrivait pas.
Fatiha se rua sur le corps, dont une jambe tressautait convulsivement, tandis que les doigts du mort-vivant tapotaient sur le métal de la table comme s’ils cherchaient un rythme. Un long gémissement lui échappa. Quelques mots se glissèrent hors de ses lèvres.
Servaz crut comprendre : « le coq… ».
C’était absurde, ça n’avait aucun sens : le coq ? Il devait vouloir dire autre chose. Mais quoi ? Ou bien était-ce un nom, un patronyme : Lecoq ?
Servaz demeurait pétrifié devant ce stupéfiant spectacle. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Comment était-ce possible ? Il avait l’impression d’être plongé dans une version contemporaine d’Herbert West, réanimateur. Il avait assisté à des dizaines d’autopsies : c’était la première fois qu’il voyait un mort ressusciter !
Mais, déjà, le mort-vivant était retombé sur la table et, les deux mains croisées sur la poitrine du garçon, Fatiha Djellali pompait désespérément pour le ramener à la vie.
— Bon sang ! souffla Katz à côté de Martin d’une voix ténue comme un fil.
Servaz vit qu’il était blême.
— Appelle la réa ! lança-t-elle à son assistant. Dis-leur d’envoyer une équipe en salle d’autopsie, immédiatement !
Le barbu courut vers le téléphone. Fatiha pompait vigoureusement sur le torse du ressuscité. Puis elle retira son masque, se pencha pour effectuer un bouche-à-bouche, recommença, encore et encore, jusqu’à ce qu’une équipe d’urgentistes fasse irruption dans le sous-sol et prenne le relais. Un laps de temps irréel, durant lequel Servaz eut l’impression d’être en apesanteur.
Fatiha Djellali s’écarta. Elle le regarda, dévastée.
— Trop tard, dit-elle. Ils ne le ramèneront pas, cette fois.
Martin la contemplait sans bouger. Incapable du moindre geste.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il d’une voix blanche.
Elle hésita.
— C’est très rare, mais c’est déjà arrivé. La victime est déclarée morte, car son métabolisme mime la mort : son corps est froid, il ne réagit plus aux stimuli, le souffle et le pouls sont inexistants. Le décès est constaté.
Elle était d’une pâleur de craie.
— Il se peut qu’il ait été en hypothermie… ou en état de catalepsie… Il y a des cas de personnes qui se sont réveillées à la morgue plusieurs heures après, comme ici. Ça figure dans la littérature médicale.
— Mais il est mort, cette fois ?
À côté d’eux, les urgentistes étaient en train de choquer la dépouille avec les défibrillateurs, qui émettaient leurs bruits caractéristiques de charge et de chocs électriques.
— Oui, j’en ai peur… De toute façon, on en aura la confirmation dans quelques minutes… La plupart des cas ne survivent pas à cette… résurrection. Le sang a cessé d’irriguer les tissus trop longtemps, les organes ont subi des dommages trop importants. Lorsque le sang se remet à circuler, il se crée une réaction inflammatoire en chaîne d’un organe à l’autre. Une réaction fatale le plus souvent. C’est ce qui vient d’arriver à ce pauvre garçon. C’est affreux…
Il la vit s’appuyer, chancelante, à une paillasse. Il la soutint en lui prenant le bras. Il se fit la réflexion que Fatiha Djellali avait l’habitude de frayer avec les morts, de leur ouvrir le ventre, de plonger ses mains dans leurs viscères – pas de les voir mourir devant elle.
— Putain, je crois que je vais sortir prendre l’air, souffla Raphaël, qui avait viré au vert, se rappelant à leur bon souvenir.
Sans attendre de réponse, il quitta précipitamment la salle. Fatiha le regarda s’éloigner, puis posa les yeux sur Martin.
— Pour une première, il est servi…, dit-elle.
Servaz opina silencieusement, lui prit la main. La serra. Elle répondit à ce geste en étreignant la sienne en retour. C’était une drôle de sensation que ce toucher mutuel à travers du latex et la main de la légiste était froide d’avoir été en contact avec le corps. Leurs regards restèrent rivés l’un à l’autre l’espace d’une seconde.
Le téléphone de Martin vibra dans sa poche. Il le sortit. Chabrillac.
— Oui ? dit-il.
— Vous en êtes où de l’autopsie ? demanda le divisionnaire.
— On a eu… un contretemps, répondit-il.