Il y avait un drap blanc tendu derrière, de sorte qu’on ne pût rien voir de la pièce hormis la chaise dans le champ de la caméra.
— Asseyez-vous, commandant.
Il obéit, les têtes d’animaux en demi-cercle devant lui. Leurs silhouettes ridicules se découpaient en ombres chinoises sur la lueur aveuglante du projecteur qui était derrière elles.
— Regardez la caméra, dit le général, ses yeux bleus réduits à deux fentes, il y a un prompteur, vous allez lire le texte qui va défiler. Soyez naturel, parlez lentement. On fera autant de prises que nécessaire.
Il tourna son regard vers les premières lignes du texte qui s’affichaient. Tressaillit. Un liquide glacé coula dans ses veines.
« Par cette vidéo / je veux rétablir la vérité / je suis… »
Il déglutit, la sueur jaillissant de chaque pore de son front.
— Personne ne va croire ça, dit-il. C’est grotesque…
Le général secoua la tête, l’air faussement contrarié.
— Pensez à Léa, s’il vous plaît, commandant. Et à Gustav… C’est pour eux que vous le faites… Vous voulez qu’ils vivent, non ?… Les gens le croiront parce que nous avons laissé des choses dans votre bureau qui viendront confirmer que vous étiez dépressif, au bout du rouleau, suicidaire…
Servaz fronça les sourcils :
— Comment ça ? Quelles choses ?
— Deux tubes d’antidépresseurs vides, une photo de ta chérie déchirée, le mot « justice » gribouillé des dizaines de fois dans un carnet : je les ai déposés dans ton tiroir fermé à clé il y a quelques heures, dit Raphaël Katz en retirant sa tête d’ours rigolard. Tu devrais faire ce qu’on te dit, Martin. Pour le bien et la sécurité de Gustav et de Léa…
Il fixa le jeune lieutenant blond, sentit la fureur monter.
— Espèce de salopard…, cracha-t-il.
— C’est vraiment dommage, commandant, dit le général. Il me faudrait plus d’hommes comme vous.
— Je veux la voir, déclara-t-il. Léa…
— L’enregistrement d’abord. Vous avez ma parole d’honneur que vous la verrez et qu’elle sera libérée, commandant. Ma parole d’officier…
LEMARCHAND SOUPIRA. Il leva la tête. Regarda les trois policiers. Il l’éprouvait de nouveau. L’humiliation. La trahison… La potion amère qu’il avait avalée durant toute sa jeunesse. À l’âge où ces choses-là vous marquent pour le restant de votre vie, telle l’infamante fleur de lys de l’Ancien Régime : ça faisait un bail qu’il n’avait pas eu son goût doux-amer sur le bout de la langue.
Mais ce soir, face à ces trois-là, il redevenait cet ado complexé qu’il croyait avoir laissé derrière lui, enfoui dans un passé à jamais disparu. Cet ado qu’il croyait avoir cessé d’être. Seulement voilà, l’enfance est une maladie dont on guérit rarement, elle n’attend qu’un moment de faiblesse pour ressurgir : il le comprenait à présent, tandis qu’assis sur la chaise il appuyait le canon du Smith & Wesson.357 Magnum sur sa tempe en imaginant les dégâts que pareil calibre allait bientôt faire dans sa boîte crânienne.
Il s’était rendu une fois sur une scène de crime où un collègue avait mis fin à ses jours avec une arme semblable. D’un côté du crâne, il y avait un bel orifice rond, net, au niveau de la tempe ; de l’autre il n’y avait plus rien : sous la puissance des gaz de combustion de la cartouche, la moitié opposée du crâne avait explosé, celui-ci avait été entièrement vidé de sa substance, l’encéphale vaporisé, littéralement – et on avait une vue directe sur l’orifice d’entrée de la balle, mais de l’intérieur.
Il croyait pourtant l’avoir tué depuis longtemps, cet ado dont le trait de caractère le plus navrant était la gentillesse. Il était devenu ce policier dur, violent, corrompu. Un salopard. Une ordure. Un vrai mâle… Dont on se méfiait et qu’on craignait. Oui, putain… Pas ce loser pathétique qui, à quinze ans, était amoureux de Marie-Élisabeth Di Antonio. La plus jolie fille du bahut. Et l’une des plus sympas. Il était follement amoureux d’elle, mais il savait qu’avec son physique il n’avait aucune chance. Contrairement à Luc, ce petit con prétentieux et frimeur qui venait d’arriver dans le lycée et qui n’avait qu’à se baisser. C’était écrit sur sa figure qu’avec sa gueule d’ange c’était un connard, et que le seul amour dont il serait jamais capable serait pour sa propre personne. Et le jeune Serge Lemarchand avait enragé que la douce, d’ordinaire si futée Marie-Élisabeth fût pour une fois à ce point aveugle.
Alors, quand il l’avait récupérée en larmes après que ce salaud eut couché avec elle et l’eut aussitôt larguée en disant que les filles vierges l’ennuyaient, il l’avait consolée comme il avait pu, pas comme il aurait voulu, non, mais comme le bon copain, le meilleur ami qu’il était : celui sur qui on pouvait toujours compter, celui qui serait toujours là.
Et il avait passé de sacrés bons moments, à vrai dire, à la serrer dans ses bras, à sentir l’odeur de shampoing à la pomme de ses cheveux, le parfum de fraise de son haleine, à prendre sa main douce dans la sienne, à l’emmener au cinéma voir les films qui passaient cette année-là : Excalibur, Les Aventuriers de l’Arche perdue et Mad Max 2. Ou dans de longues balades à vélo à travers la campagne, où ils refaisaient le monde et où elle lui faisait jurer qu’ils seraient amis pour la vie. Bon Dieu, comme il y croyait alors, quel imbécile il avait fait… Heureusement, c’était Marie-Élisabeth elle-même qui s’était chargée de lui déciller les yeux.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il aux trois faux jetons qui lui faisaient face.
— Parce que t’as un cancer, Lemarchand… Parce que tu vas bientôt crever de toute façon. Et parce que tout le monde sait que tu es dépressif… Le général a besoin que tu le fasses : que tu te sacrifies pour la cause…
— Et pourquoi il vient pas me le dire lui-même ?
Merde, comment étaient-ils au courant pour le crabe ? Il n’en avait parlé à personne. Et pour en revenir à Marie-Élisabeth, dont il était étonné qu’en ces ultimes instants elle occupât à ce point ses pensées, elle avait été incontestablement le grand amour de sa vie. Amour… Rien que le mot lui flanquait la nausée. Un jour, n’y tenant plus, s’étant persuadé, à divers petits signes qu’il interprétait d’une manière – il l’avait compris par la suite – horriblement erronée, que ce sentiment était réciproque, il avait pris son courage à deux mains et tout avoué à Marie-Élisabeth. Laquelle avait aussitôt regardé avec une grimace de dégoût cet amour si pur qu’il lui offrait, l’avait soudain regardé lui comme quelque chose d’absolument répugnant. Une limace, un insecte. Et la jeune fille qui lui avait fait jurer une amitié éternelle s’était empressée d’aller partager ce dégoût avec ses meilleures amies. Trahison… Un mot qu’il comprenait parfaitement, celui-là.
— Bande d’enculés, dit-il sans pour autant écarter de sa tempe le canon de l’arme.
Le gentil et attentionné Lemarchand de quinze ans, celui qui avait arraché une grimace de dégoût à la merveilleuse Marie-Élisabeth Di Antonio, était mort ce jour-là. Pour laisser la place au Lemarchand bagarreur, coriace, méchant, qu’on n’aimait pas mais qu’au moins on respectait. Plus tard, il était entré dans la police pour canaliser cette violence, en faire une violence d’État, une saloperie légale.