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Où va-t-il, celui-là ?

Elle se redressa et, sous le couvert des haies et des arbustes, penchée en avant, elle décrivit un large arc de cercle, progressant vers les dépendances, où les hommes du RAID étaient en train de pénétrer dans l’un des bâtiments après avoir enfoncé la porte latérale à l’aide d’un vérin hydraulique. Le groupe disparut à l’intérieur, tandis qu’un membre de l’unité lourdement armé montait la garde dehors. Samira courut, tête baissée, dans sa direction.

23 H 50. La tête de renard tourna le commutateur et le grand hangar s’illumina dans le clignotement des néons accrochés aux entretoises de la charpente métallique, révélant les boxes vides. Cette partie des écuries n’était plus occupée depuis que le général avait vendu la moitié de ses chevaux pour faire face aux dépenses courantes, celles que générait l’entretien du domaine et celles que son projet occasionnait.

Il avait aussi vendu, pour les mêmes raisons, sa résidence secondaire en Bretagne, une très jolie maison du XIXe nichée parmi les pins de la pointe de la Malouine à Dinard, ainsi que sa collection de voitures anciennes. Mais désormais les contributions commençaient à affluer de partout. Ils n’étaient plus seuls…

— Va la chercher, dit le Renard à Katz en lui tendant une clé et un capuchon noir. N’oublie pas qu’elle ne doit absolument rien voir.

En captant ces mots, Martin eut l’impression qu’on lui ôtait un énorme poids de la poitrine : cela signifiait tout bonnement que le général avait vraiment l’intention de tenir sa promesse : libérer Léa.

Katz remit son masque, attrapa le capuchon de toile noire et se dirigea vers la porte du fond, piétinant la paille qui subsistait sur le sol de ciment. Il déverrouilla la porte basse, la poussa, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Fit volte-face. Ôtant son masque, Raphaël se tourna vers le reste du groupe, en proie à une immense perplexité.

— Il n’y a personne…

— Quoi ?

Un silence. Puis, soudain, un objet lancé de l’un des boxes rebondit sur le ciment de l’allée centrale avec un tintement métallique. L’univers explosa. Une énorme déflagration fit trembler les murs, accompagnée d’un nuage de fumée corrosif. Servaz eut l’impression que sa tête éclatait. Ses tympans sifflèrent. On cria des ordres – des voix dures, gutturales – et des silhouettes surgirent des boxes, les entourant, casquées, armes pointées. Les cris redoublèrent :

— Police ! Police !

— Montrez vos mains ! Montrez vos mains !

— Levez les mains ! C’est bon ! Interpellé !

— C’est bon ici aussi !

— Interpellé !

— Lève les mains ! Lève les mains ! C’est bon : interpellé !

Les cris se turent brusquement. Martin avait levé les mains comme les autres. Il toussait à cause de la fumée qui lui piquait la gorge, il était pris d’un vertige. Il se laissa passer les pinces.

— Pas celui-là, dit une voix dans son dos, alors que des pas résonnaient sur le ciment.

Une voix familière… Il se retourna, découvrit Espérandieu et Samira qui s’avançaient dans l’allée centrale, sous les néons.

— Léa est en lieu sûr, lui annonça-t-elle d’emblée.

Il respira. Bon Dieu, Léa était vivante, libre… Ses oreilles bourdonnaient comme s’il avait un essaim dans chaque pavillon. Il avait mal au crâne. Il contempla Raphaël et, tout à coup, la colère revint. Une fureur incontrôlée. Il fit un pas vers le jeune lieutenant, mais Samira le retint par le bras.

— C’est grâce à lui qu’on est ici, dit-elle. C’est Katz qui nous a prévenus…

— Il semble qu’au dernier moment il ait été pris de remords…, dit Vincent. Ou alors il a soudain eu peur des conséquences…

Samira lorgna Katz d’un air accusateur.

— Il n’était pas infiltré dans le groupe, dit-elle. Il en faisait partie… C’est chez nous qu’il était infiltré…

Servaz vrilla un regard sévère dans les yeux du policier blond. Il lut une note de tristesse, mais aussi de défi, dans celui que Raphaël Katz, silhouette affaissée, poignets menottés, lui renvoya.

— Non, dit ce dernier, c’était un coup de bol. Le général est mon parrain. C’est lui qui souhaitait que j’intègre les rangs de la police de Toulouse, comme mon père l’avait fait avant moi. Et, comme je l’ai dit, j’avais entendu parler de vous à l’école de police, commandant. Ensuite, hasard ou chance, on nous a confié cette enquête, et j’ai découvert qui était derrière cet accident quand le général m’a contacté. J’ai fait ça pour lui… Parce que c’est d’hommes comme lui qu’on a besoin aujourd’hui. Parce qu’il n’y a plus de justice, et qu’il faut bien que quelqu’un fasse le boulot. Parce qu’on ne peut plus laisser les salauds gagner tout le temps, le chaos s’installer, l’iniquité régner… Mais cette histoire de chantage et de suicide, commandant, ça non, je n’étais pas d’accord…

Sa voix s’éteignit. Servaz étudia le visage de son enquêteur, incertain sur ce qu’il pensait vraiment de Raphaël Katz.

— Le juge tiendra sans doute compte de son revirement de dernière minute, commenta Vincent en haussant les épaules, mais ça n’effacera pas tout ce qui précède…

— OK, on leur retire ces trucs grotesques ! lança Samira à la ronde. Enlevez-moi tous ces masques ! Déplumez-moi cette basse-cour !

Un par un, des visages hagards, pathétiques, livides, défaits, apparurent. Ceux d’hommes vaincus… Servaz se souvint de la leçon de Katz sur les homards, la première fois qu’il était entré dans son bureau : « Chez les homards, la chimie du cerveau diffère considérablement entre un homard vaincu et un homard vainqueur. C’est la même chose chez les humains… »

Il semblait bien que Raphaël Katz avait eu raison sur ce coup-là…

Un des membres du RAID retira le dernier masque. C’est alors qu’Espérandieu, Samira et Martin se figèrent.

62

LE GÉNÉRAL s’immobilisa. Une déflagration. Comme un gros pétard le 14-Juillet. Faisant vaciller la nuit. Du côté des dépendances. Il savait ce que c’était : grenade incapacitante. Ils étaient entrés en action. Il ne lui restait plus beaucoup de temps : dans quelques secondes, ils pénétreraient dans le château.

Mais c’était une chose d’investir un pavillon de banlieue tenu par un forcené, c’en était une autre de s’orienter dans le dédale d’un bâtiment comme celui-là.

Il ne s’était pas trompé quand il avait humé cette eau de toilette trop masculine portée par le vent qui n’appartenait à aucun des hommes qui l’accompagnaient. Tel le fauve qu’il était, tout au long de sa carrière il avait développé ses cinq sens sur les théâtres d’opération. Dans la forêt congolaise comme dans les montagnes d’Afghanistan, dans les rues de Beyrouth comme dans la nuit de Côte d’Ivoire.

— Il faut y aller, dit Kievert.

Son fidèle Kievert…

Il regarda une dernière fois la pièce. Les globes terrestres qu’il collectionnait, les livres anciens dont les reliures luisaient sourdement à la clarté des lampes. Plutarque voisinait avec Homère, Chateaubriand avec Montherlant, Kessel avec Malaparte, Gramsci avec Weber. Il dirigea son regard vers le bas de la bibliothèque. Délicatement, il effleura le bois, appuya sur une étagère en dessous d’une vieille édition de Technique du coup d’État. Une lumière verte pas plus grosse qu’une tête d’épingle s’alluma et s’éteignit, un déclic se fit entendre. Thibault Donnadieu de Ribes fit pivoter le pan de bibliothèque libéré. Des marches apparurent, s’enfonçant dans le sol. Un escalier faiblement éclairé. Il s’y engagea, suivi de Kievert, qui referma derrière lui et bloqua le passage secret.