Un silence.
— Dès que vous aurez fini, rentrez fissa. On vous attend pour une réunion en urgence.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Le gamin, ses empreintes viennent d’être identifiées : on a un problème.
6
IL ÉTAIT 23 HEURES et des poussières quand le groupe d’enquête s’enferma dans la salle de réunion du deuxième étage. Raclements de chaises. Toux. Papiers froissés. Mauvais café. Étaient également présents le directeur de la police technique et scientifique, ainsi que deux autres flics : l’un des Stups, l’autre de la brigade des mineurs.
Deux minutes après tout le monde, Chabrillac fit son entrée, veste sur l’épaule, dénouant sa cravate en un geste que Servaz jugea être celui d’un acteur médiocre. Il se plaça sans s’asseoir à une extrémité de la table, les mains sur les hanches. Comportement territorial. Affirmation de son autorité. Posture classique. Il embrassa ensuite l’assistance du regard.
— Bon, le gosse a été identifié. Il s’agit de Moussa Sarr, dix-huit ans. (Il marqua une pause.) Ce gamin a un pedigree digne d’un beagle pure race : trafic de stupéfiants, agressions, soupçonné d’au moins quarante cambriolages, trois séjours au centre spécialisé de Lavaur…
On aurait dit un éleveur de chevaux à Deauville exposant les qualités de son yearling. Servaz se frotta les paupières. L’autopsie interrompue avait repris une heure après, le temps que deux autres médecins constatent le décès. Elle avait duré trois heures de plus. Le Dr Fatiha Djellali avait diagnostiqué une mort par traumatisme crânien, réaction inflammatoire post-traumatique et arrêt cardiaque. En sortant de l’unité médico-judiciaire, au deuxième sous-sol de l’hôpital, Martin avait passé un coup de fil à Léa pour lui annoncer qu’il ne savait pas quand il rentrerait.
— Très bien, avait-elle dit d’une voix nerveuse.
Elle avait dû deviner à la sienne qu’il était tendu et, depuis l’affaire d’Aiguesvives deux ans plus tôt[2], elle craignait toujours que ses enquêtes n’eussent des répercussions sur leur vie personnelle.
— Je suis fatiguée, avait-elle ajouté. La journée a été longue. J’ai couché Gustav. Je comptais te parler de quelque chose d’important ce soir, mais ça attendra demain…
Il avait perçu un certain embarras.
— Important… c’est-à-dire ?
— Oui, important pour tous les trois. Mais on en parlera demain, Martin. Il n’y a pas le feu. Si je dors, tu trouveras ton dîner dans le frigo.
Pas sûr que j’aie très faim, avait-il songé. Qu’avait-elle voulu lui dire par « important pour tous les trois » ? Tout à coup, il s’était senti en alerte. Il y avait quelque chose de nouveau dans la voix de Léa.
— Puis, un jour, finis les cambriolages, poursuivit le divisionnaire à la cantonade, Moussa se lance dans le trafic de stupéfiants. En janvier 2019, lors d’une descente de police, il est arrêté dans un local-nourrice du quartier des Mazades, où la BAC saisit plus de quatre mille euros en liquide, dix kilos de cannabis, de la résine, des ecstas, des cagoules et des munitions. Son avocat fait valoir que le local n’est pas à son nom et qu’il était juste là pour… humm… jouer à la console. (Chabrillac leva les yeux de ses papiers, constata qu’il avait réussi à leur arracher quelques sourires sous les masques.) Ben, croyez-le ou non, ça a marché : il a été relâché « faute de charges suffisantes », dixit le juge.
Un murmure parcourut la petite assemblée.
— Deux mois plus tard, rebelote : il se trouve mêlé à une très sale affaire. Cette fois, c’est du sérieux. Et c’est là que ça se corse : à la fois pour lui et pour nous…
Il observa une nouvelle pause théâtrale. Servaz devait bien admettre qu’avec ses manières de bateleur il avait réussi à capter leur attention.
— Alors que Moussa Sarr est retourné au lycée, une jeune fille l’accuse de viol en réunion…
Le divisionnaire retroussa ses manches sur ses avant-bras poilus.
— Les faits sont graves : la fille est mineure, elle a été déshabillée et violée par une vingtaine de types au bas mot à l’arrière d’une voiture. Il est le seul qu’elle a reconnu : elle était sortie avec lui peu de temps avant. Elle explique qu’il lui avait filé un rencard ce jour-là et qu’elle est tombée dans un piège. Le gamin crie son innocence. Cette fois, il est mis en examen et placé sous mandat de dépôt. Au tribunal, ses avocats font tout pour décrédibiliser le témoignage de la fille, salissent sa réputation, expliquant que c’est une gamine aux mœurs légères, qu’elle était consentante et aussi qu’elle était stone. Qu’elle a juste eu des remords après coup. Mais les marques sur le corps, les blessures vaginales et anales faites par un objet qui n’a jamais été identifié et constatées par un médecin ne plaident pas en faveur de cette version. Moussa Sarr, le seul agresseur qu’elle ait reconnu, continue de clamer son innocence et refuse de donner ses complices. Il écope de huit ans ferme, le tarif moyen pour un viol. Avec le jeu des remises de peine, il peut espérer sortir dans quatre ans. Quatre ans de zonzon à son âge, c’est pas un cadeau… Mais notre jeune Moussa a une putain de chance, oh oui…
Chabrillac savait ménager ses effets. Tous autour de la table étaient maintenant suspendus à ses lèvres. Et, visiblement, le divisionnaire adorait ça.
— Presque immédiatement après son incarcération, il est remis en liberté sur décision de la présidente de la chambre de l’instruction après que ses avocats ont déposé un référé-liberté…
Nouveau murmure autour de la table. Servaz se souvenait de cette histoire : au printemps dernier, peu de temps après le confinement, la présidence de la chambre de la cour d’appel chargée de superviser le travail des juges d’instruction toulousains avait changé de tête. Et la nouvelle présidente avait d’emblée frappé les esprits en libérant coup sur coup, dès son arrivée, plusieurs individus mis en examen pour des faits graves.
Le pool des avocats de Toulouse – qui se plaignaient jusqu’alors de la sévérité des juges de la liberté et de la détention – s’était réjoui de cette soudaine et inattendue libéralité judiciaire. Les flics, eux, s’étaient dit que les voyous devaient être en train de sabler le champagne et que cette arrivée laissait augurer des lendemains difficiles pour les services d’investigation de la ville.
— Sarr n’est pas libéré parce que les charges sont trop légères, ou parce que sa culpabilité n’est pas prouvée. Non, non…
Cette fois, Servaz sentit que l’impatience et l’exaspération commençaient à les gagner.
— Non, il l’est à cause d’un vice de procédure : le magistrat instructeur a oublié de prévenir le curateur de Moussa – en l’occurrence son frère aîné – lors de la mise en examen…
Fin et explosion de la salle. Exclamations. Chahut. Servaz hocha la tête. La curatelle était une mesure de protection juridique, sorte de tutelle allégée, dans laquelle le curateur conseillait et contrôlait la personne protégée – considérée comme incapable de se prendre en charge – dans ses actes les plus lourds de conséquences, par exemple passer devant un juge, tout en la laissant libre de ses mouvements dans les autres actes de la vie quotidienne.
— Et maintenant, on le retrouve mort après avoir été chassé comme du gibier dans les forêts de l’Ariège, avec le mot JUSTICE sur la poitrine, lança le divisionnaire. Vous voyez où je veux en venir ?
Les deux poings serrés sur la table, bras tendus, il se pencha vers eux :
— Comme si quelqu’un avait rendu la justice à laquelle il a échappé… Et qui, si nous ne trouvons pas le coupable rapidement, sera accusé d’avoir fait ça ?