Connaissant Morosini de réputation et l’ayant d’ailleurs déjà rencontré, il l’accueillit en conséquence.
— C’est un plaisir de vous recevoir, prince, encore qu’il ne soit pas vraiment inattendu. Lair-Dubreuil m’a téléphoné pour m’annoncer votre visite.
— Il a bien fait. Cela nous évite à tous deux les préliminaires. Il m’a dit, en effet, que vous êtes à la fois le notaire et l’exécuteur testamentaire de Lars Van Tilden…
— Et vous pouvez ajouter l’ami, ce dont je suis assez fier parce que ce n’était pas un homme d’un abord facile mais, célibataires tous les deux, presque voisins de campagne – Sologne et Touraine n’étant pas fort éloignées –, nous avons développé des goûts communs depuis plusieurs années. Sous une apparence plutôt rude, il cachait une indiscutable générosité en dépit d’une misanthropie certaine.
— N’est-ce pas antinomique ?
— Non, parce que son jugement était sain et que s’il repoussait violemment les quémandeurs, il faisait preuve d’une intuition rare pour déceler la vraie misère et y porter remède. Mais je présume que c’est de sa collection que vous souhaitez m’entretenir ?
— Oui et de ce qui s’est passé hier à l’hôtel Drouot.
— L’intervention de Maître Danglumé et du commissaire principal Langlois concernant deux des pièces maîtresses dont on ne peut douter, paraît-il, qu’elles aient été volées pendant le naufrage du Titanic après que l’on eut assassiné leur propriétaire. Un cas qui, selon moi, devrait faire jurisprudence car il ne s’est jamais présenté…
— Ce que je voudrais savoir, moi, c’est à qui M. Van Tilden les avait achetées. Je pense qu’étant donné l’amitié qui vous liait à lui, vous êtes peut-être le seul à pouvoir répondre. Je suppose d’ailleurs que Langlois vous le demandera aussi.
— Très certainement et je serai aussi embarrassé qu’avec vous. Je connais la collection qu’il m’a été donné d’admirer une ou deux fois à domicile. Elle était déjà importante quand il a quitté définitivement les États-Unis pour s’installer chez nous… je veux dire en France puisque vous êtes italien.
— Vénitien ! corrigea Morosini avec un sourire. Et à moitié français par ma mère, donc vous pouvez dire chez nous.
— Vous m’en voyez ravi ! J’ai fait sa connaissance pendant la guerre. Ayant été blessés tous les deux, nous nous sommes trouvés voisins d’hôpital et c’est moi, peu après, quand il a exprimé le désir de s’implanter définitivement en Val-de-Loire, qui l’ai incité à se porter acquéreur de la Croix-Haute dont le dernier propriétaire venait de décéder, laissant une demi-douzaine d’héritiers et nièces prêts à s’entretuer. Le château a été pratiquement vendu avant même d’être mis en vente. À la suite de quoi, la restauration a été exemplaire et diligente… et l’une des tours transformée en coffre-fort ! Van Tilden a réhabilité le château à la perfection… J’y ai passé de bien agréables moments ! soupira le notaire.
Craignant une longue échappée au pays des souvenirs, Morosini rappela doucement Maître Pierre Baud à la dure réalité de ce bas monde :
— Veuillez m’excuser mais… revenons, s’il vous plaît, à la collection. Elle n’était pas complète lorsqu’elle a émigré au château ?
— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’aucune ne l’est jamais. Il n’a, certes, cessé de l’enrichir… mais je peux vous certifier qu’il possédait déjà la parure de la reine Éléonore et les perles d’Isabelle d’Este. Il les avait acquises en Amérique mais n’a voulu me révéler à aucun moment qui les lui avait cédées. Peut-être… sans doute s’agissait-il d’un receleur ? Ou, à savoir, du meurtrier en personne ? Ce qu’il devait ignorer !
— On sait qu’il s’agissait d’une femme… très jeune, très belle, d’après le témoin.
— Un témoin qui doit avoir les yeux perçants et le cœur solide pour remarquer cela en plein naufrage.
— Si l’on n’est pas submergé par la panique, je pense que les facultés sont capables de se décupler dans une circonstance aussi dramatique. La meurtrière non plus ne manquait pas de sang-froid : songer à tuer et à voler quand on n’est même pas sûre de survivre ! D’après ce que m’en a dit Belmont, la femme de chambre qui s’appelle Helen a fini par croire que sa criminelle n’avait pas survécu à sa victime parce qu’elle ne l’a vue nulle part sur le Carpathia qui a recueilli les occupants des chaloupes. Ayant appris ensuite qu’outre la plupart des hommes nombre de passagères n’avaient pu être sauvées, elle a fini par se dire que Dieu avait fait justice et n’y plus penser. Il a fallu qu’elle se trouve en face de la photographie de Mme d’Anguisola chez sa nouvelle patronne pour ramener tout cela à la surface. La révélation a évidemment causé quelques remous dans la famille, mais on en était venu à supposer, comme Helen, que la criminelle avait été engloutie avec son butin quand, en feuilletant le catalogue de la collection Van Tilden, les Belmont ont reconnu deux des pièces les plus importantes comme appartenant à leur tante. La suite, nous la vivons. Non sans embarras pour moi qu’un client américain, fort sympathique d’ailleurs, a chargé de retrouver un autre joyau. Mais je vais peut-être abandonner étant donné l’espèce de secret dont s’entourait votre ami. J’espérais que vous auriez pu avoir connaissance de celui qui « chassait » pour lui…
— Il en avait plusieurs, je crois, et dans plusieurs pays. Mais je n’ai aucun nom !
— Je n’en suis pas surpris. Merci, Maître, de m’avoir consenti un peu de votre temps !
— Ce fut un plaisir… que je renouvellerai volontiers !
— Merci ! Pendant que j’y pense, avez-vous des nouvelles de notre jeune antiquaire ?
— Je le vois de temps à autre et il me semble parti pour le succès ! Mais vous devriez aller le voir. Il en serait certainement très content !
— J’en avais bien l’intention…
En fait l’idée lui en venait en même temps qu’il l’exprimait… Afin d’assurer ses arrières pour le retour inévitable de Cornélius, il avait décidé de se rendre chez Cartier, rue de la Paix, muni de la reproduction de la Chimère dans le but d’y rencontrer Mlle Toussaint et de réfléchir avec elle si elle accepterait de tenter l’aventure de la reconstitution. Ce qui n’était pas du tout certain. Égérie, ô combien révérée, d’une des plus grandes, sinon peut-être la plus grande, joailleries parisiennes, elle avait acquis ses lettres de noblesse grâce à une incroyable créativité jointe à un goût exceptionnel et rien ne disait qu’elle pourrait accepter de faire exécuter une copie, même aussi prestigieuse. Une chose plaidait en sa faveur : elle aimait créer des bijoux en s’inspirant d’animaux sauvages, voire fantastiques, mais sans doute, parce qu’on la surnommait « la panthère » dans le milieu si fermé de la haute joaillerie, il convenait de l’aborder avec précaution.