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Cependant, l’ayant déjà rencontrée à deux ou trois reprises, Aldo n’en était pas moins enchanté de l’occasion qui lui était offerte de revoir cette femme exceptionnelle et, quand elle vint au-devant de lui dans son bureau du premier étage, il s’inclina respectueusement sur la main parfaite qu’elle lui tendait.

— C’est à peine une surprise de vous voir à Paris, prince. La vente Van Tilden ne pouvait que vous attirer !

Il la regarda avec une admiration qu’il ne songeait pas à masquer. Elle avait plus de quarante ans, mais du diable si l’on s’en serait douté ! Pas grande et menue, elle joignait une allure quasi royale à une grâce indéfinissable. Ses cheveux blonds, coupés à la mode de 1925, s’argentaient légèrement mais ne lui procuraient que plus de distinction. D’origine belge, elle avait une peau claire et fine, de longs yeux d’aigue-marine et vêtait d’un strict tailleur noir – certainement œuvre de son amie Coco Chanel – un corps sans défauts apparents et, posé là comme pour rompre la rigueur de l’ensemble, un torrent de perles négligemment noué en cravate autour de son cou mince semblait prisonnier d’un dragon de diamants et de rubis.

— En effet, soupira-t-il, et vous n’ignorez sûrement pas qu’elle a subi quelques remous !

— Les journaux me l’ont appris et j’espère que ce que vous étiez venu acheter n’est pas tombé sous séquestre, fit-elle avec un sourire amusé.

— Non. Cependant je ne m’en trouve pas moins mêlé à cette histoire, les Belmont qui ont porté plainte étant des amis chers. En outre, l’avant-veille, je venais de recevoir la visite d’un Américain étonnant, un Texan multimilliardaire venu me demander de retrouver pour lui, afin d’en faire un présent d’amour et d’obtenir la main d’une dame, l’un des joyaux ayant appartenu à la marquise d’Anguisola… et donc considéré comme naufragé avec les autres. Un bijou assez peu féminin d’ailleurs, une Chimère d’or…

— Celle des Borgia, je suppose ?

— C’est bien elle. Vous la connaissez ?

— Je l’ai même vue. J’ai beaucoup voyagé de par le monde et souvent en Italie à la recherche d’idées de dessins et j’ai fait la connaissance de la marquise à l’occasion d’une réception. Nous avons même sympathisé – c’était une vieille dame charmante ! – et elle a eu la gentillesse de me permettre d’admirer sa collection de joyaux, anciens ou non.

— Voilà qui me simplifie grandement la tâche ! se réjouit Aldo. Je venais justement vous demander – sans trop m’illusionner car je vous sais avant tout créatrice ! – si, le cas échéant, vous accepteriez de la reproduire à l’identique ?

Jeanne Toussaint se mit à rire et ce rire était celui d’une jeune fille.

— Cela pourrait être amusant… à condition de dénicher des pierres correspondant au modèle. Ce qui non seulement n’est pas évident mais coûterait une fortune. Vous devez en être conscient, n’est-ce pas ?

— Naturellement… pourtant ce détail n’a pas paru poser de problème à mon client et il serait devant vous aujourd’hui si l’incident de la vente – à laquelle il assistait avec moi et où, entre parenthèses, il a soufflé sous le nez du baron Edmond une paire de bracelets – ne lui avait donné l’espoir de récupérer l’original. Il vient de repartir pour les États-Unis annoncer la bonne nouvelle à la dame de ses pensées…

— Il s’avance peut-être beaucoup mais tout est donc pour le mieux…

— … sauf pour moi qui suis chargé d’une quête impossible. C’est pourquoi je me suis permis de vous voler une parcelle de votre temps – ô combien précieux à tous les sens du terme ! – pour savoir si vous accepteriez de tenter l’aventure au cas, très probable, où j’échouerais.

Le mince et séduisant visage se fit méditatif.

— Vous voulez une réponse immédiate ?

— Non. Seulement savoir de quel œil vous verriez rappliquer M. Wishbone – c’est son nom ! – et moi, venant vous demander une réplique… mais qui aurait l’avantage d’être… saine, si j’ose dire ! J’avoue que je n’aimerais pas voir ma femme porter un joyau associé à un personnage aussi malfaisant que César Borgia.

— Je vous comprends entièrement ! Je peux vous confier que, si quelqu’un d’autre me posait ce problème, je refuserais tout net. Mais pour vous… et à condition d’avoir un dessin fidèle et les cotes adéquates…

— Ainsi que les pierres ! Elles sont primordiales…

— Certes mais, aux Indes, on doit pouvoir s’en procurer d’analogues. Ce qui, évidemment, nécessitera du temps. Cela posé, vous êtes l’homme des miracles et je vous crois capable de retrouver l’original mais… si vous n’y parveniez pas, nous pourrions en reparler. Cela vous suffit ?

— C’est exactement ce que je souhaitais entendre… et je ne vous en remercierai jamais assez !

Ils échangèrent encore quelques propos, puis Morosini se retira après avoir baisé à nouveau la main qu’on lui tendait…

Ayant eu la chance d’avoir pu garer sa voiture près de la maison Cartier, Aldo décida de l’y laisser. La place Vendôme n’en était guère éloignée et le magasin d’antiquités qui avait été celui de son ami Gilles Vauxbrun se trouvait juste au coin. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’avant de rentrer déjeuner rue Alfred-de-Vigny, il avait suffisamment de temps pour une visite à son jeune successeur et, après avoir allumé une cigarette, il partit sans se presser dans cette direction en s’intéressant aux devantures des luxueux magasins étirés tout au long de la rue la plus chic de Paris : couturiers, bottiers, modistes et bijoutiers s’y marchaient pratiquement sur les pieds. Ou plutôt en feignant de s’y intéresser, l’esprit occupé par un bizarre débat intérieur qu’il s’efforçait de repousser ; tout près de la « boutique » de Vauxbrun et au plus large de la place, il y avait le Ritz où tout le monde, jusqu’au plus petit groom, le connaissait… et au Ritz il y avait les Belmont, donc Pauline, qu’il brûlait de revoir depuis qu’il la savait dans les lieux, même si – avec une affreuse hypocrisie ! – il ne cessait de se répéter qu’il lui fallait reprendre le train pour Venise de toute urgence !

De toute façon, le dilemme était idiot. Après ce qui s’était passé à l’hôtel Drouot, il lui était impossible de prendre une fuite dont il n’avait nulle envie et, en outre, John-Augustus avait déjà téléphoné la veille au soir pour les inviter, lui et Adalbert… Donc inutile d’aller jouer les toutous perdus dans le hall du palace dans l’espoir d’apercevoir la dame de ses pensées.

Sans même s’en apercevoir, il se retrouva devant le luxueux magasin d’antiquités dont les vitrines n’exposaient, comme naguère, qu’un seul objet mais exceptionnel. Et quand il entra, annoncé par une discrète sonnette, il vit que les somptueuses tapisseries anciennes montaient toujours la garde le long des murs. Mais il n’eut pas le loisir d’aborder le seuil : un couple en sortait, parlant avec tant d’animation qu’on ne lui prêta aucune attention… De haute taille, bien proportionné, le cheveu très noir sous le feutre au retroussis cavalier, l’œil de jais et la dent éclatante, l’homme était client d’un bon tailleur mais la recherche un rien excessive des vêtements l’annonçait italien – Aldo, lui, préférait la sobriété anglaise et s’habillait à Londres – et d’emblée, il lui déplut. Il détesta son sourire avantageux et son attitude quasi familière avec sa compagne dont il tenait le coude. Sa compagne qui était Pauline !

Aldo les regarda s’éloigner vers le Ritz en serrant les poings, pris d’une folle envie d’aplatir le sourire enjôleur sur le visage scandaleusement régulier qui osait faire rire Pauline ! Elle-même était superbe dans un tailleur réchauffé de vison noir, comme le manchon où disparaissaient ses mains et la toque piquée d’une agrafe d’onyx et de diamants que le pâle soleil faisait scintiller en équilibre sur la masse lustrée du chignon noir serré sur sa nuque, fidèle en cela à ses habitudes, car elle ne portait jamais que du noir, du blanc et du gris, ce gris nuageux, insondable, qui était celui de ses yeux…