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— Certes, Chinon est une ville différente, reprit Adalbert. J’ai lu quelque part qu’on la disait fondée par Caïn, que son nom d’origine était Caynon. Elle posséderait un écho étonnant. Si l’on s’éloigne du château de quelques minutes et que l’on lance le vieux cri des druides… « Ho hue », si je ne me trompe, il se répercutera dix fois !

— Pourquoi ce cri-là et pas un autre ? se passionna Aldo.

— Je n’ai jamais dit que ça ne marchait pas avec un autre mais celui-là est resté dans les mémoires parce que la forêt voisine était un site important du druidisme. Je me demande même, professeur, si je n’ai pas appris cela à l’un de vos cours.

— Oh, c’est possible ! Je vous ai raconté une telle flopée d’anecdotes, qui me venaient parfois spontanément, fit celui-ci avec un geste désinvolte avant de retourner à son sujet : De toute façon, l’histoire de cette ville que j’adore ne s’arrête pas à Jeanne d’Arc.

— Bien sûr, il y a eu l’illustre Rabelais ! Et son manoir de La Devinière n’est pas loin…

— Sans doute mais, entre-temps, il y eut quelqu’un d’autre et, après l’ange, le démon : César Borgia !

— Il est venu ici ? s’écria Morosini.

— Vous l’ignoriez ?

— Mon Dieu, oui ! Je savais qu’il était venu en France pour apporter à Louis XII l’annulation de son mariage avec la pauvre Jeanne de France, fille de Louis XI, une sainte mais laide et contrefaite, afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de son cousin Charles VIII, en échange de quoi il voulait obtenir la main d’une fille de sang royal et un titre français, mais je ne savais pas qu’il était venu ici. Louis XII habitait plus volontiers son château de Blois.

— … où il faisait effectuer alors d’importants travaux. D’où Chinon. Et le souvenir de l’arrivée de Borgia est resté gravé dans l’esprit des bonnes gens de l’époque. Ils en ont gardé un souvenir aussi effaré que s’ils avaient assisté à celle du Grand Turc. Jamais on n’avait compté autant de mulets chargés de bagages, autant de serviteurs, ménestrels, tambourinaires, musiciens ou valets de chiens ou d’écuries, pages ou chambriers, tous vêtus d’or frisé et de pourpre. Quant à César lui-même, il était enguirlandé d’une telle profusion de cordons de perles, de pierreries et d’or, qu’il ressemblait à un arbre de Noël avant que cela ne soit connu en France. Au retroussis de son chapeau était piqué un joyau étrange, fabuleux, fascinant : une Chimère d’or émaillée de rouge et de blanc dont le corps était constitué d’une magnifique émeraude. D’autres émeraudes et des rubis servaient de cadre à une très grosse perle baroque figurant un rocher et où s’appuyait la griffe de l’animal. Ce n’était pas, et de loin, le seul bijou, mais c’était le plus frappant. Toute cette richesse cependant suscita autant de sourires que de regards émerveillés : elle sentait trop le parvenu, car cet homme que Louis XII venait de faire duc de Valentinois n’était rien d’autre qu’un cardinal défroqué aux mains rouges de sang – à commencer par celui de son propre frère –, sans oublier qu’il était aussi le fils du pape Alexandre  VI. Des remparts du château, le roi contemplait avec stupeur l’incroyable mascarade et commençait à se demander si accueillir ce fanfaron n’était pas cher payer sa bulle d’annulation et s’il viendrait à bout des exigences du personnage. Le duché de Valentinois n’était que broutille à côté de l’autre prétention : épouser une fille de roi. Déjà, l’une des deux possibles, Catherine d’Aragon, avait refusé en se moquant, disant qu’elle ne voulait pas être appelée « la Cardinale » ! Restait Charlotte d’Albret et elle aussi refusait de joindre sa main à celle d’un meurtrier notoire… Ce furent d’interminables palabres, mais finalement, la jeune fille accepta. En janvier 1499, Louis XII épousait sa chère Bretonne et, le 12 mai, Charlotte disait enfin oui à César, mais Chinon ne vit pas le mariage qui eut lieu à Blois fraîchement restauré. Ensuite le couple partit pour le petit château de La Motte-Feuilly où Charlotte resta seule dans l’attente de son enfant. En septembre, César repartait pour l’Italie afin d’aider Louis XII à conquérir le Milanais qu’il estimait sien par l’héritage de sa mère, Valentine Visconti. Et Charlotte ne revit jamais son fugitif époux… Le regretta-t-elle, c’est ce que l’Histoire ne dit pas… Mais le souvenir du Borgia est resté tenace, ici.

— Où logeait-il ? demanda Aldo.

— Au début, dans la tour du Coudray… que Jeanne d’Arc avait habitée avant lui, mais il se peut qu’il ait aussi résidé à la Croix-Haute. La Chimère d’or, elle, y est revenue, je peux le certifier ! acheva tranquillement Combeau-Roquelaure.

Morosini tressaillit mais ce fut Adalbert qui, plus rapide que lui, s’étonna.

— Comment le savez-vous ?

— Mais parce que je l’y ai vue ! Allons, ne me regardez pas comme ça de ces yeux effarés ! Dirait-on pas que j’avance là une nouvelle incroyable ?

— Mais elle est incroyable ! répliqua Aldo. Puis-je vous demander quand était-ce ?

— Oh !… Il y a deux ou trois ans ! Au hasard d’une promenade dans la forêt voisine j’avais lié connaissance avec Lars Van Tilden qui, lui aussi, appréciait son calme et sa beauté. Nous partagions la même passion de l’Histoire, surtout des pays de Loire…

— Là, vous exagérez, professeur ! protesta Adalbert. À Janson vous ne vous êtes pas limité à cette région ! Et pas davantage au XVIe siècle ! En dehors de ce dernier et de son prédécesseur, j’ai conservé le souvenir de cours… magistraux, dans toute l’acception du terme, sur la civilisation celte… mais revenons, si vous le permettez, à Van Tilden. Il lui est arrivé de vous inviter au château ?