— Toi, tu n’as pas avalé l’accueil… désinvolte de la belle Caroline !
— Ne dis donc pas de sottises !
— J’avoue qu’il y a de quoi être déçu ! Elle te supplie, noyée de larmes, de partir en croisade pour lui ramener un époux probablement en danger. Tu t’exécutes sans discuter, tu retrouves l’absent…
— Hé là ! Je n’y suis pour rien ! Sans toi, le professeur et…
— Arrête ! On ne va pas faire les comptes ! Quoi qu’il en soit, on le remet en circulation et quand tu serais en droit d’attendre ne serait-ce qu’un « merci » ému, c’est à peine si, en arrivant à la gare, la ravissante te dit bonjour ! Or, si j’ai bonne mémoire, elle avait dans l’œil une lueur d’attendrissement quand elle te contemplait sous les ombrages des Trianon…
— Ne déraille pas ! On a failli mourir ensemble, c’est entendu, mais depuis elle s’est mariée avec un charmant garçon et elle a eu un enfant, je te le répète ! Cela vous change une femme et je te rappelle que j’avais d’autres chats à fouetter ! Cela dit, oui, j’ai très envie de reprendre la route de Paris !
— Sans résoudre les mystères locaux ? Sans savoir si Van Tilden a été assassiné ou pas ? Qui a tué Dumaine ? Qui sont ces gens mystérieux qui ont sauvé Berthier… Je t’ai connu plus curieux.
— Moi aussi. Je dois me faire vieux !
— Va dire ça à un cheval, il te donnera un coup de pied ! Et la Chimère fabuleuse de ce bon César ? Elle ne te dit rien non plus ?
— Ce que tu peux être agaçant quand tu t’y mets ! Je conviens volontiers que j’aimerais la contempler mais si, pour ça, il faut violer à nouveau un tombeau, cela ne me tente pas le moins du monde !
— Je te rappelle que Desjardins va faire ça pour nous puisqu’il veut demander l’autopsie de Van Tilden. Elle va peut-être se retrouver toute seule, ta Chimère ! Au point où on en est, cela mérite peut-être un peu de patience, non ?
— Si ! J’avoue, mais c’est bien la seule chose qui me tente… et on devrait être fixés rapidement !
— Bien, voilà !… Et en attendant, tu pourrais admirer l’environnement. Il y a dans ce coin quelques-uns des plus jolis châteaux de la Loire ! À commencer par celui d’ici ! Tiens, tourne à gauche !
On entrait en effet à Azay-le-Rideau qui était à égale distance, à peu de chose près, de Chinon et de Tours. L’instant suivant, Aldo, sa voiture arrêtée, pouvait contempler, reflété par les eaux de l’Indre, un véritable joyau de pierre ciselé comme un bijou sous ses poivrières d’ardoise argentée.
— Une vraie demeure pour princesse de conte de fées ! apprécia Aldo, sincère.
— « Diamant taillé à facettes serti par l’Indre, monté sur des pilotis masqués de fleurs… », a écrit Balzac quand il séjournait à Saché dans le voisinage. Mais pour la princesse, il faut aller à Ussé, pas bien loin d’ici… et ravissant, lui aussi ! On dit que c’est celui de la Belle au bois dormant. Celle dont il était la demeure a dû pourtant y passer plus de mauvaises nuits que de bonnes, grâce à l’insupportable Chateaubriand…
— C’est comme ça que tu traites l’« Enchanteur » ? s’amusa Aldo.
— Il méritait largement pire. La pauvre en était folle et lui l’exploitait honteusement, profitant de sa haute situation pour se faire octroyer les ambassades qui lui plaisaient, tout en collectionnant les maîtresses. Et cette adorable femme lui écrivait : « J’ai fait arrêter toutes mes pendules pour ne plus entendre sonner les heures où vous ne viendrez plus… » D’ailleurs il m’a toujours énervé, ton Enchanteur !
— C’est visible. Tu as encore d’autres demeures de rêve ?
— Villandry et ses fabuleux jardins dont le décor change avec les saisons. Et puis Langeais où Charles VIII a épousé Anne de Bretagne de l’autre côté de la Loire. Je peux te montrer aussi Montsoreau et sa belle dame, Fontevrault, la nécropole des Plantagenêts où repose Aliénor d’Aquitaine…
— Halte là ! Tu dois bien penser que le cher Guy Buteau m’a tout appris… ou presque de l’histoire de France. Entre autres que les rois ont, avant Versailles, longtemps préféré le Val-de-Loire à Paris, mais je confesse, à ma grande honte, que je n’ai jamais pris le temps de le visiter. Je n’ai vu que des reproductions. Alors laisse-moi contempler un instant ! Je jure de revenir… Mais avec Lisa !
— Et les enfants ! J’avais cinq ans, figure-toi, quand on m’a emmené voir le sublime Chambord pour la première fois. Quant à ta femme, je parierais ma chemise qu’elle les connaît par cœur, nos beaux châteaux. Et maintenant quel est le programme ?
— On rentre à Chinon, mais je voudrais revoir la clairière où on a retrouvé Berthier. Tu saurais y aller ?
— Je crois ! Démarre !
On y fut un moment plus tard, néanmoins ils eurent beau examiner à fond l’espace autour de la table, il leur fut impossible de relever la piste qu’ils cherchaient : celle de ces gens si discrets qui, après avoir secouru le journaliste et tenté de le soigner, s’étaient vus obligés de le remettre à des mains compétentes. En fait, il était impossible de trouver une piste parce qu’il y en avait trop. Toute la clairière avait été piétinée comme si une assemblée s’y était tenue. Pas un brin d’herbe qui ne fût couché et les investigations policières n’avaient rien arrangé.
— Cette histoire n’a ni queue ni tête ! soupira Aldo. Que les assassins aient balancé la voiture de Berthier dans le fleuve pour qu’on le croie en fuite, d’accord ! Mais pourquoi diable l’avoir abandonné dans la forêt à moitié mort ?
— Et pourquoi pas l’enterrer à un endroit où il ne vient jamais personne ? C’est ici la partie la plus ancienne, la plus dense. En plus, elle n’a pas bonne réputation d’après un vieux bonhomme de notre village à qui j’ai parlé l’autre matin en allant acheter des allumettes. Dans les temps anciens, on aurait pratiqué des sacrifices humains sur la table de pierre. Donc il n’y a pas foule dans ce coin, surtout la nuit.
— Alors pourquoi ils ne l’ont pas fait ?
— Ils ont dû être dérangés.
— Par qui ?
— Va savoir ! Tu m’en demandes trop ! Et maintenant, on rentre à Chinon. J’ai une folle envie de papoter un brin avec mon cher professeur et aussi de savoir si le commissaire s’est décidé à l’exhumation de ce pauvre Van Tilden. S’il a vraiment été trucidé, cela pourrait réserver des surprises.
— Si c’est à la Chimère que tu penses, tu fais fausse route. On ne l’extirpera pas du cercueil.
— Pourquoi non ? Tu disais toi-même…
— Je n’avais pas suffisamment réfléchi… S’il avait voulu se suicider, il l’aurait conservée sur lui, ce qui eût été facile puisqu’il portait le costume Renaissance qu’il revêtait pour visiter sa précieuse collection : dans le rembourrage du pourpoint par exemple ou dans des chausses bouffantes. Mais si on l’a tué, elle doit être encore dans la cachette où il la dissimulait.
— Pas d’accord ! Pourquoi le costume ne serait-il pas depuis l’origine l’endroit choisi ? De cette façon, il l’avait en permanence sous la main et, comme son testament exigeait qu’il en soit habillé pour ses funérailles, nous en revenons à la case départ.
— C’est possible mais, et c’est une intuition, je verrais plutôt un lieu consacré. Dans la chapelle par exemple, ce qui serait une manière d’exorciser le souvenir sulfureux de son premier propriétaire. Ce n’est certainement pas un gri-gri bienfaisant, si l’on considère la liste des crimes du Borgia ! Et en aucun cas un passeport pour le Paradis !