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Aldo, qui retenait difficilement son envie de rire, demanda :

— C’est inattendu en tout cas, concéda-t-il prudemment. Mais que lui avez-vous fait ? Il nous a appris qu’il avait été votre beau-frère, pourtant j’ignorais que vous aviez une sœur !

— Même cette assertion est fausse ! Après la mort de mon frère Geoffroy, il a épousé sa veuve, Caroline, une jolie fille mais pas follement intelligente et qu’il traitait comme la boue de ses souliers. Comme elle était plutôt gentille et surtout sans aucune défense devant lui, c’est moi qui m’en suis chargée et je lui ai fait entendre quelques vérités premières qui n’ont pas eu l’heur de lui plaire. Nous avons eu des mots. En particulier le jour des obsèques de cette malheureuse dont je ne crains pas d’affirmer qu’il l’a fait mourir de désespoir. Cela s’est passé à la sortie du Père-Lachaise où il recevait les condoléances avec une sorte de désinvolture laissant entendre, en fond de tableau, que non seulement il n’éprouvait pas le plus petit chagrin de son veuvage mais était plutôt content d’être débarrassé d’une épouse relativement décorative dans les débuts mais devenue geignarde et aussi dépourvue de culture que de jugeote. Alors j’ai pris feu !

— Qu’avez-vous fait ? demanda Aldo, de plus en plus amusé.

Ce fut Plan-Crépin qui se chargea de la réponse :

— Oh, c’était grandiose !

— Vous y étiez ?

— Bien sûr. Il y avait là le Tout-Paris pensant : l’Académie, le Collège de France, quelques ministres, l’Université, j’en passe et des meilleures, mais cela n’a pas empêché notre marquise de lui faire entendre sa façon de penser à très haute et très intelligible voix. En termes choisis, je précise ! C’est tout juste si elle ne l’a pas carrément traité d’assassin.

— Pas moins ?

— C’était un véritable chef-d’œuvre de la litote. Jamais l’appellation n’a été prononcée mais les termes en était si heureusement choisis, en dépit de la colère, qu’ils n’accordaient pas la moindre place au doute. C’est au point que le lendemain, nous avons reçu la visite discrète du préfet de police venu s’enquérir si nous n’aurions pas quelques faits susceptibles d’intéresser ses services…

— Que lui avez-vous répondu, Tante Amélie ?

— Pas grand-chose ! Je lui ai fait comprendre qu’être en butte jour après jour, mois après mois, année après année à la méchanceté, pouvait mener au tombeau aussi sûrement qu’un coup de revolver. Seulement c’est plus long ! Comme c’était un homme intelligent, je crois qu’il m’a fort bien comprise. Tu vois que ton nouveau cousin – puisque c’est malheureusement vrai ! – a une bonne raison de me traiter de vieux chameau… même si ce n’est pas fort élégant !

— Quant à sa femme, reprit Marie-Angéline, il faut encore s’estimer satisfaites qu’elle ait eu droit à des funérailles religieuses. Avec ce demi-fou hérétique…

— Hérétique ! Il n’est pas chrétien ? Un Roquelaure ?

— Oh, il l’a été… jadis, mais ça a changé depuis qu’il est devenu druide !

— Quoi ? émirent d’une seule voix Aldo et Adalbert. Vous plaisantez ?

— Pas le moins du monde ! assura Mme de Sommières. Je sais que ça peut surprendre à première vue, mais ce n’en est pas moins la réalité. Il doit y avoir une quarantaine d’années – car nous sommes à peu près du même âge – qu’il a débaptisé Dieu pour l’affubler de je ne sais quel faux nez en lui donnant des acolytes…

Les deux hommes échangèrent un coup d’œil. Ce qu’ils venaient d’entendre cadrait à la perfection avec ce qui s’était passé à Chinon. Pourtant Adalbert voulait éclaircir certain point.

— Vous m’étonnez – quoique pas vraiment, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure – mais j’ai été son élève à Janson et je l’ai certes entendu vanter la civilisation celte avec plus que du talent, cependant son enseignement couvrait l’Histoire jusqu’au haut Moyen Âge où, Dieu sait, le christianisme s’est développé avec ampleur et le Seigneur n’en était pas absent ! C’eût été difficile au temps des croisades…

— Plus encore ! renchérit Aldo. À propos de sa ville de Chinon qu’il adore, il a évoqué pour nous l’arrivée de Jeanne d’Arc en des termes qui ne laissaient guère de place au doute sur le fait qu’elle était une envoyée du Ciel !

— Difficile de l’effacer. C’est tout de même l’héroïne nationale, objecta la vieille dame. Peut-être pourrait-on imaginer qu’en prenant de l’âge le cher homme mélange allègrement la cueillette du gui armé d’une faucille d’or et les voix célestes qui visitaient la petite bergère lorraine sous son chêne ?…

— Ça n’a rien d’impossible évidemment ! réfléchit tout haut Adalbert. Mais pour ce qui est du druidisme, je pense que vous pourriez avoir raison. Au cours de ce bref voyage d’investigations, l’idée nous en a traversé l’esprit.

— Et maintenant, poursuivit Aldo, il est temps de vous raconter comment Michel Berthier a pu échapper à la mort… Tu t’en charges, Adal ! Lors de mon expérience égyptienne, j’ai eu la latitude de mesurer l’ampleur de tes talents oratoires.

— Tu te paies ma tête ou quoi ?

— Du tout ! Je ne fais que rendre à César ce qui lui appartient ! On t’écoute !

Il bénéficia d’un silence quasi religieux, y compris de la part de Marie-Angéline qui, les bras croisés, semblait en proie à une profonde méditation. Ce ne fut que quand il en eut fini qu’elle demanda :

— Cette clairière est-elle en un lieu élevé ?

— Oui, le chemin monte pour y accéder, la forêt couvrant le sommet d’un coteau et même davantage.

— Vous rappelez-vous quel jour, ou plutôt quelle nuit Michel Berthier a disparu ?

Aldo se livra à un rapide calcul.

— Si je ne me trompe, ce devait être la nuit du 31 octobre, veille de la Toussaint…

— Pour nous sans doute, mais pour les Celtes et ceux qui se veulent leurs descendants, cette date s’appelle Samain qui est le passage de la saison claire à la saison sombre. Les fidèles de la religion se mettent en route aux premières heures du matin afin de se trouver réunis à leur lieu de culte au lever du soleil pour honorer leurs dieux qui symbolisent les éléments : le ciel, le soleil, la lune, le tonnerre, etc., sans oublier la terre nourricière qu’ils vénèrent particulièrement. En fait ils se rassemblent aux dates des deux équinoxes, des deux solstices et les 1er février, 1er août et 1er novembre. Ces quatre dates sont appelées Imbold, Beltaïne, Lugnasad et Samain. Il est probable que vos assassins ont vu rappliquer une troupe peut-être nombreuse et ont abandonné leur victime sur place avant de déguerpir…

— Ma parole, vous y étiez ? exhala Adalbert, sidéré. Où allez-vous chercher tout ça ?

Elle lui jeta un regard lourd de reproches.

— Vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir que, sans renier le catholicisme, on peut avoir envie d’en apprendre un peu plus sur ces sectes les trois quarts du temps délirantes mais qui n’en sont pas moins instructives. Les druides, à mon sens, ont un côté poétique dont sont totalement dépourvus les séides de l’Ange Cyclamen, les fétichistes du Nombril ou les adorateurs de l’Oignon. Il n’empêche que tous ces hallucinés ne sont rien d’autre que des hérétiques, des ennemis de Dieu qu’au temps jadis on eût expédiés rôtir sur les fagots du bûcher sans prendre le temps de respirer !

— Tonnerre de Brest ! s’écria Mme de Sommières. Je rêve ou je deviens folle ! Ne me dites pas que c’est à Saint-Augustin et à la messe de 6 heures que l’on s’instruit de la sorte ?