— Oh, que je n’aime pas ça ! Ta phrase sent le pot-au-feu et les pantoufles et ta femme ne mérite pas cette étiquette. Elle est beaucoup trop belle et trop racée pour cela ! En outre, la maternité l’a épanouie de façon magnifique.
— L’ennui, c’est qu’elle l’ait aussi envahie ! Dieu sait que j’aime mes trois lurons ! Mais il y a des moments où j’ai l’impression d’être une sorte de supplément et je ne retrouve plus ma Lisa des premiers temps de notre mariage !
— Parlons-en des premiers temps ! À l’exception de six ou sept malheureuses semaines, elle les a vécus sous le figuier d’un rabbin roublard avec pour seule compagnie une brave femme avec qui la conversation ne devait être ni enrichissante ni passionnante puisqu’elle faisait preuve d’un mutisme admirable, et n’oublions pas les premières semaines de grossesse dont tu ne sauras jamais à quel point elles sont récréatives ! Pendant ces joyeusetés, tu galopais on ne sait où avec Adalbert en te faisant un sang d’encre. Ce qui me fait espérer que tu aimes toujours ta femme, même si ses antécédents helvétiques se font souvent sentir !
— Mais évidemment que je l’aime ! Sinon, je ne serais pas aussi mal dans ma peau !
— Alors file prendre ton train pour Venise et laisse les choses se remettre en place toutes seules !
Aldo se leva et vint entourer de ses bras la tête de la vieille dame pour y poser un baiser reconnaissant.
— Merci infiniment, Tante Amélie ! Faites-moi penser à vous dire plus souvent que je vous aime, vous aussi !
— Mais j’espère bien ! fit-elle en lui rendant son baiser et en refoulant ses larmes.
Dans la soirée, plein de bonnes résolutions mais triste tout de même de n’avoir pas revu Adalbert, Aldo Morosini arrivait à la gare de Lyon d’où partait le Simplon-Orient-Express qui en vingt-deux heures le ramènerait au bercail.
Voyager à bord de ce beau train aux wagons bleu foncé était un plaisir dont il ne se lassait pas. Il en aimait le confort absolu, le luxe de bon ton, la cuisine excellente et le service irréprochable. C’était un long moment de tranquillité où, seul avec soi-même, on pouvait mettre à plat tous ses problèmes pour les examiner sans crainte d’être dérangé, reposer ses yeux sur d’admirables paysages de montagnes et de lacs bleus ou simplement rêver en fumant une cigarette ou un cigare… Tout cela, bien sûr, à condition de ne pas tomber dès les premiers tours de roue sur une quelconque relation, immanquablement du genre casse-pieds et s’entendant comme personne à changer en enfer vos délicieux instants d’un paradis égoïste. La seule porte de sortie, alors, était de se proclamer malade et de rester au lit la plupart du temps… et encore ! Il se pouvait que s’éveille chez l’importun la vocation de frère de la Charité doublé d’un médecin improvisé, capable de s’installer à votre chevet pour vous prendre le pouls ou vous lire les dernières nouvelles de la presse. La seule parade, dans ce cas, était de renvoyer le personnage dans ses couettes et de se brouiller à mort avec lui… qui pouvait être un bon client dans la vie quotidienne.
Mais ce soir-là était béni du Ciel. Pas la moindre tête connue à l’horizon ! Rien que de sympathiques anonymes à l’exception d’Albert Gaillet, le « conducteur » du wagon-lit avec lequel il avait déjà voyagé plusieurs fois et qui était la courtoisie même.
— Bonsoir, Excellence ! lui dit-il en contrôlant son titre de transport. Et bienvenue à bord ! Je pense que le voyage sera agréable : le temps est un peu froid mais sec et demain nous promet une journée ensoleillée.
— Rien que des bonnes nouvelles ! Y a-t-il des gens connus sur votre train ?
— Aucun pour ce que j’en sais, Excellence ! Beaucoup d’Anglais(14). Si vous voulez bien me suivre, vous êtes au numéro sept et, dès le départ du train, je vous ferai porter une fine à l’eau !
— C’est décidément un bonheur que voyager avec vous, Albert ! Vous avez une mémoire fantastique.
Peu de temps après, assis près de la fenêtre sur le divan dont Albert ferait un lit tout à l’heure, Aldo, sans toucher à la pile de journaux qu’il avait posée près de lui, allumait une cigarette et se mit à fumer en regardant, sans trop le voir, le décor de la gare. Le train allait partir dans quelques instants et c’était un moment qu’il aimait où, après le dernier « En voiture, s’il vous plaît ! » clamé par le chef de train, le claquement des portières, les derniers « au revoir » échangés entre ceux du quai et ceux des fenêtres, le convoi bleu et or entamait lentement et majestueusement son voyage vers les pays du soleil. Peu à peu, le rythme se faisait plus rapide jusqu’à ce que, signalé par un long sifflement quasi triomphal, il atteigne sa vitesse maximale.
Quand Albert lui eut apporté la boisson promise, Aldo la dégusta en regardant vaguement défiler une banlieue dont la nuit dissimulait la lèpre au bénéfice des lumières jaunes évoquant un champ de lucioles.
Maintenant qu’il était confortablement installé, il donna un regret au seul visage qu’il eût aimé voir sur le quai du départ : celui d’Adalbert bien sûr ! Son plus cher ami, son copain d’aventures : celui que Lisa appelait le « plus que frère ! », et il dut lutter pour ne pas laisser la tristesse l’envahir.
Ce n’était pas la première brouille survenue entre eux, mais les précédentes n’avaient pas excédé quelques semaines sans les séparer tout à fait parce qu’ils défendaient les mêmes intérêts, pourtant maintenant, Aldo craignait que ce ne fût plus grave… voire définitif puisqu’ils ne se retrouvaient plus dans le même camp. Et c’était pour cela surtout qu’il abandonnait sans combattre : Adalbert allait chercher la maudite Chimère pour l’offrir à sa belle, balayant au besoin pour ce faire le gentil Wishbone. Et là, Morosini ne pouvait se défendre d’un remords : n’avait-il pas promis son aide à ce dernier ? L’art du grand joaillier Cartier lui fournirait une copie irréprochable, mais si Adalbert parvenait à trouver le vrai joyau, c’est à lui que cette garce – il aurait mis sa main au feu qu’elle en était une ! – donnerait la préférence. Ce qui ne l’empêcherait certainement pas d’accepter aussi celle du petit Texan !
La cloche du premier service le tira de ses réflexions. Il se lava les mains, donna un coup de brosse à ses cheveux puis, choisissant un journal pour lui tenir compagnie, il prit le chemin du wagon-restaurant où un maître d’hôtel – il le connaissait, lui aussi ! – le conduisit à une table individuelle.
— Voyant ce que nous avons ce soir, j’ai pensé que vous préféreriez la solitude, chuchota-t-il avec un léger mouvement de tête en direction des tables de quatre convives que leurs occupants, anglais ou américains, animaient trop bruyamment.
— C’est sagement pensé ! apprécia Aldo qui consulta le menu, choisit son vin puis plia son journal de façon à pouvoir l’adosser à la lampe habillée de soie orangée et le lire tranquillement tout en mangeant.
Décidé à dîner léger pour se ménager un sommeil réparateur, il commanda des huîtres, une sole meunière et une compote de fruits variés, sans oublier un champagne d’un bon cru, ce qui eut l’avantage d’apporter quelques couleurs à une humeur qui décidément se mettait à raser les murs à la recherche des ombres les plus denses.
Délaissant un journal qui au fond ne l’intéressait absolument pas, il entreprit d’examiner le phénomène. Qu’est-ce qui, à mesure que le train s’enfonçait dans la nuit et l’éloignait de Paris, lui faisait éprouver cette espèce de regret ? Adalbert, encore ! C’était trop bête d’en rester à cette querelle idiote à propos d’une femme qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre ! Il aurait fallu percer l’abcès, quitte à s’administrer mutuellement quelques horions. Peut-être qu’à bout de souffle ils seraient tombés dans les bras l’un de l’autre en éclatant de rire, avant de fêter leur réconciliation en débouchant la première bouteille venue. Et maintenant chaque tour de roue élargissait la déchirure… peut-être jusqu’à l’irréparable ?