— Avec Tante Amélie et Plan-Crépin ? C’est de la mauvaise foi, mon cœur… et tu le sais parfaitement !
Cela n’était pas allé plus loin mais, à présent, et au moment de boucler ses valises pour Paris, le mince incident revenait à la mémoire d’Aldo, l’incitant à prendre quelques précautions. Aussi s’empressa-t-il de rejoindre Lisa dans sa chambre.
— Ils sont encore là pour combien de temps, les cousins ?
— Deux ou trois jours, pas plus…
— Puisque tu as si peur de me voir filer au bout du monde, viens donc me rejoindre à Paris. L’atmosphère de la rue Alfred-de-Vigny te décontractera et il ne tient qu’à toi de prendre place dans mon « gang » comme tu dis ! Sans parler de moi, Tante Amélie et son fidèle bedeau en seraient ravis ! Sans compter ton couturier préféré !
— Mais… les enfants ?
— Ah, non ! Ne recommence pas ! J’estime qu’entourés de Trudi, Mademoiselle – une nouvelle acquisition pour commencer l’éducation des jumeaux ! –, de Guy, d’Angelo, de Zaccharia, de Livia, de Fulvie, de Zian et des autres on ne pourrait nous accuser de les abandonner en plein désert !
Lisa n’avait pu s’empêcher de rire et était venue d’elle-même se blottir dans les bras de son mari.
— On verra ça !… C’est toi qui as raison, bien sûr ! Mais c’est comme un fait exprès : depuis que nous sommes mariés, nous avons été moins souvent ensemble que quand j’étais ta secrétaire ! Par ma faute autant que par la tienne d’ailleurs !
— Peut-être mais les retrouvailles sont tellement délicieuses, non ? fit-il en l’embrassant dans le cou.
Après quoi, il y eut un assez long silence peuplé de soupirs qu’Aldo jugea bon de préserver en allant fermer la porte à clef…
Quand Lisa se leva pour aller se recoiffer, elle considéra d’un œil sévère les joyaux disposés devant le grand miroir.
— Je déteste l’idée de me rendre à ce bal sans toi !
— Menteuse ! Mon absence va faire le bonheur de tes nombreux admirateurs qui vont s’agglutiner autour de toi comme des frelons autour d’une fleur ! Ce que, moi, je déteste ! Cela t’évitera une scène de ménage au retour !
Lisa se mit à rire.
— Toi, je ne sais pas, mais moi, je les aime assez, nos scènes de ménage. Elles finissent plutôt bien !
— Tu n’as que trop raison ! grogna Aldo. Je pourrais peut-être envisager de te flanquer une raclée la prochaine fois ?… Ou alors te faire un enfant de plus ?
L’écho de hurlements partis du rez-de-chaussée évita à la jeune femme de se lancer dans une controverse.
— Pour l’instant, tu vois, je crois qu’on a fait le plein ! Va prendre ton train et embrasse la famille pour moi ! J’irai peut-être te rejoindre après tout… Ne fût-ce que pour voir ce que Marie-Angéline va faire de ton Américain.
— Voilà comme j’aime t’entendre parler !… Femme, je suis fier de toi !
Ce qu’on allait faire de l’Américain d’Aldo, c’était exactement la question qu’au même moment ladite Marie-Angéline du Plan-Crépin, noble famille remontant aux croisades, ce que la dernière descendante ne laissait jamais oublier, posait à la marquise de Sommières – Tante Amélie pour la tribu Morosini ! – avec laquelle elle cousinait et remplissait brillamment les fonctions multiples de lectrice, demoiselle de compagnie, garde du corps, âme damnée et service de renseignements, la provenance de ceux-ci trouvant le plus souvent leur source à la messe de 6 heures à l’église Saint-Augustin où Plan-Crépin s’était constitué une sorte d’agence occulte lui permettant de se tenir au courant de ce qui se passait non seulement dans le quartier Monceau, mais dans une bonne partie du Paris aristocratique ou simplement fortuné… Pourvue de cheveux jaunes frisottés et d’un long nez sensible, cette curieuse vieille fille possédait une vaste culture et des talents aussi multiples qu’inattendus. Elle avait souvent donné un sérieux coup de main au tandem Morosini-Vidal Pellicorne – celui-ci, égyptologue de son état ! – dans les diverses aventures qui s’étaient succédé à la suite de la recherche des pierres précieuses volées au Pectoral du Grand Prêtre du temple de Jérusalem, grâce à laquelle les deux hommes avaient lié une solide amitié. Parlant d’Adalbert, Lisa disait : « le plus que frère », et elle n’avait pas tort, même si quelques frictions se produisaient par-ci par-là. Quoi qu’il en soit, Marie-Angéline adorait les deux compères grâce à qui elle avait vécu des moments intenses… et espérait bien en vivre encore ! Aussi l’arrivée annoncée d’Aldo était-elle une fête pour elle mais, cette fois, elle ne parvenait pas à démêler si le supplément made in USA lui faisait plaisir ou non.
Son goût de la nouveauté, sa curiosité toujours en éveil répondaient « oui », mais depuis l’affaire Marie-Antoinette, un rien de méfiance et d’inquiétude s’attachait à cette nation depuis qu’à la fête nocturne de Trianon poursuivie chez lady Mendl, elle avait vu pour la première fois Pauline Belmont, grande dame s’il en fut, artiste, intelligente et parée d’une beauté brune singulièrement émouvante et dont la cousine était certaine qu’Aldo n’y était pas insensible, ne serait-ce qu’à sa façon de la regarder et de lui baiser la main. Quant à Pauline elle-même, Plan-Crépin aurait juré qu’elle aimait Morosini de toute son âme, même si elle savait s’abriter sous une ironie légère et un réel sens de l’humour…
— Plan-Crépin ! dit soudain Mme de Sommières qui l’observait. Vous devriez laisser une chance de vie à cette rose ! Que vous a-t-elle fait ? C’est la troisième fois que vous la raccourcissez ! Si vous lui en voulez, coupez-lui la tête un bon coup et n’en parlons plus !
L’interpellée, qui était en effet en train d’arranger dans un vase le grand bouquet que Lachaume venait de livrer, tressaillit, faillit se couper un doigt, lâcha tout et se tourna vers la marquise. Assise dans son fauteuil de rotin blanc au milieu de la végétation luxuriante de son jardin d’hiver où elle se tenait de préférence lorsqu’elle était à la maison, celle-ci la détaillait à travers son ravissant face-à-main d’or serti de petites émeraudes. Marie-Angéline devint ponceau.
— Je ne sais pas ce que j’ai ce matin mais je n’arrive pas à me concentrer !
— Moi, je le sais… ou plutôt je m’en doute ! C’est l’invité d’Aldo qui vous perturbe… et cela tout bêtement parce qu’il est américain. Ce qui est idiot !
— Pourquoi ?
— Allez donc chercher un Atlas dans la bibliothèque, ouvrez-le à la page des États-Unis et dites-moi quelle est à votre avis la distance qui sépare New York du Texas ?
— Ce n’est pas la porte à côté !
— Heureuse de vous l’entendre dire ! Alors voulez-vous m’expliquer par quelle alchimie le brave éleveur de bestiaux que nous attendons devrait se retrouver membre d’une des plus puissantes familles new-yorkaises ?
— Mais je…
— Allons, Plan-Crépin, pas à moi ! Je vous connais trop bien ! Pour un peu, vous imagineriez que même la statue de la Liberté a le visage de Pauline Belmont ! Vous faites une fixation, ma parole !
— Nous avons peut-être raison, reconnut Marie-Angéline qui ne s’adressait jamais à sa cousine qu’en empruntant le pluriel de majesté. Mais c’est plus fort que moi, je me demande si l’affection soudaine d’Aldo pour cet inconnu milliardaire ne relèverait pas un peu du même processus ?
— Parce que vous ne trouvez pas assez original un homme – pittoresque, d’après Aldo ! – amoureux d’une femme pour laquelle il est prêt à faire copier en vrai un fabuleux joyau historique qu’on ne retrouvera jamais car il repose au fond de l’Atlantique Nord ? J’avoue que ce genre de phénomène m’amuserait plutôt… et c’est la raison pour laquelle on nous l’amène ! À ce propos, vous feriez bien d’ailleurs d’aller vous assurer qu’il ne manque rien dans sa chambre.