Un peu remonté par cette petite phrase, Adalbert se hâta d’obéir. Ce fut tout de suite plus facile de raconter son histoire : la représentation de La Traviata, le coup de foudre qui l’avait autant dire assommé avant de l’envoyer au comble de l’exaltation, sa décision immédiate de s’attacher aux pas de la diva, l’installation à Londres, l’espèce de duel à fleurets mouchetés qui l’opposait à Cornélius Wishbone… Là, Warren l’interrompit :
— Au fait, où est-il, celui-là ? demanda-t-il.
— Aucune idée pour le moment ! Il avait pris ses quartiers au Ritz de Londres… mais il est parti avant-hier pour Paris où il descend aussi au Ritz.
— On va vérifier ! Parnell ! !
Quelques minutes plus tard, on était fixé : Mr Wishbone avait en effet annoncé son arrivée dans la capitale française, mais on ne l’avait pas encore vu. Cette simple information suffit à réveiller la colère d’Adalbert.
— Elle a dû l’appeler en lui racontant Dieu sait quoi ! Et je suppose que la Rolls…
— Vous avez dû remarquer que le chauffeur est toujours ici. La voiture aussi comme il se doit(15). Ils ont dû faire venir un taxi…
— … ou deux, ou trois s’il fallait transporter – outre les imposants bagages de Lucrezia – sa femme de chambre, son imprésario, son accompagnateur et Wishbone par-dessus le marché ! Un vrai déménagement ! ragea Adalbert.
— Vous délirez ! Allez faire un tour dans sa chambre ! La majeure partie de sa garde-robe est là. Elle n’a dû emporter qu’une valise, un nécessaire de toilette mais aussi tous ses bijoux ! La sagesse voudrait d’ailleurs qu’elle soit partie seule afin de passer plus facilement inaperçue, quitte à donner rendez-vous à ses complices hors de la ville…
Une idée – née de la désespérance ! – traversa alors Adalbert.
— Et si… elle avait été… enlevée ?
— Ne rêvez pas ! Sa culpabilité ne fait aucun doute et elle a filé juste à temps pour m’éviter, mais elle n’ira peut-être pas très loin. Sa photo a déjà été transmise par bélinogramme à tous les ports et à tous les postes de police. Mais j’admets que ça risque d’être insuffisant : c’est à la fois une grande cantatrice ainsi qu’une véritable comédienne connaissant à merveille l’art du grimage, et elle possède certainement une belle collection de passeports ! Pourquoi voulez-vous que la police arrête une vieille Japonaise par exemple ?
— Ce serait un peu gros tout de même !
En dépit de la situation, Gordon Warren se mit à rire.
— Ce qu’il y a de réconfortant en vous, c’est votre fraîcheur d’esprit ! Vous ne parvenez pas à admettre que votre belle amie ne soit rien d’autre qu’une criminelle en fuite !
— Vous avez raison ! Il doit y avoir une erreur quelque part. Elle, une criminelle ? Avec son visage d’ange ?
— Il existe des anges déchus, vous savez ? Ils seraient même les plus beaux de tous ! Jamais entendu parler de Lucifer ?
— Vous pouvez dire ce que vous voudrez, vous ne me persuaderez pas. Pas davantage d’ailleurs de l’histoire de cette Helen Adler : elle pourrait identifier sans se tromper un visage aperçu au milieu d’un affolement général vingt ans plus tôt ? Allons donc !
— Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas ouvrir les yeux ! Je vous certifie que le doute n’est pas possible ! J’ai fermement l’intention d’arrêter la Torelli et de la faire juger ! Et n’essayez pas de m’en empêcher !
— Je n’en aurai pas besoin : il y a prescription ! Vingt ans ! Vous pensez !
— Elle n’existe pas chez nous et le Titanic était territoire britannique. Même chez vous, ça ne marche pas pour les crimes de sang ! Alors tenez-vous tranquille et laissez-moi faire mon travail ! Tiens, il vous serait plus profitable de vous occuper de votre ami Morosini.
De rouge, Adalbert devint violet.
— Ce triste imbécile qui abandonne une femme merveilleuse pour courir filer le parfait amour dans quelque coin idyllique avec sa maîtresse ? Vous voulez rire !
Warren eut un haut-le-corps et considéra le phénomène avec un sincère ahurissement.
— Mais vous tombez d’où ? De la Lune ? Vous ne lisez plus les journaux français ?
— Non. Pour quoi faire ?
— Ni apparemment les journaux anglais, parce que avant-hier ils consacraient une belle place à la sévère mise au point du commissaire principal Langlois à la presse française l’accusant d’entraver la police dans son travail. La « romance » un rien scabreuse ne serait qu’un écran de fumée destiné à dissimuler un double enlèvement en plein Paris par un taxi fantôme, mais pas le même jour ni à la même heure : Mrs Belmont arrivait de Lausanne et Morosini rentrait chez lui ! Vous voilà fixé ! À présent faites ce que vous voulez, mais ne venez pas me mettre des bâtons dans les roues, sinon je vous boucle comme un vulgaire voleur de poules ! Parce que mon enquête aussi est délicate et que je soupçonne la mafia de ne pas être étrangère à tout ceci ! Vu ?
— Oh ! C’est très clair !
Une chose était certaine pour Adalbert : il encombrait ! Aussi, après un regard désolé à sa chère maison que Scotland Yard était en train de passer au peigne fin, il pensa qu’aller se dégourdir les jambes lui changerait les idées. Sur le seuil, il trouva le gardien qui lui demanda ce qu’il devrait faire quand la police en aurait fini.
— À moins qu’ils ne posent les scellés, essayez de remettre de l’ordre… On verra ensuite !
— Mais le chauffeur et la voiture ?
— Ils appartiennent à Mr Wishbone. Attendez qu’il revienne. Je repasserai demain voir s’il y a du nouveau…
En fait, il ne savait ni que faire ni que dire. Le choc violent qu’il venait d’encaisser le désorientait. En dépit du temps « de saison » – léger brouillard agrémenté de menus flocons de neige ! –, il alla s’asseoir sur un banc pour regarder couler la Tamise. Et là il s’accorda le soulagement des larmes. Lucrezia, criminelle ! Lucrezia, poursuivie par la police ! Cela relevait du cauchemar… et d’autant plus qu’une voix intérieure – bien faible et qu’il essayait de museler – réussissait tout de même à lui souffler qu’il y avait du vrai là-dedans ! Peut-être à cause de ce sang Borgia qu’elle revendiquait hautement et dont elle était plus que fière ! Surtout de César dont les crimes ne se comptaient pas dans une Rome où l’on pouvait – sans trop risquer de se tromper ! – attribuer au poison la moindre indigestion, où chaque nuit les poignards s’en donnaient à cœur joie, où l’on faisait l’amour entre frère et sœur, voire entre père et fille ! Vu sous cet angle, que représentait la vieille femme assassinée alors que la meurtrière elle-même était en danger de mort par noyade ? Adalbert aurait aimé savoir ce que sa Lucrezia répondrait si on lui posait la question. Ou quand on la lui poserait, car il ne faisait guère de doute pour lui que Gordon Warren réussirait tôt ou tard à mettre la patte dessus. À fortiori s’il recevait l’aide de Langlois et des forces de police françaises !… Rien que cet acharnement qu’elle mettait à vouloir à tout prix cette maudite Chimère était révélateur !
Repoussant une issue dont il savait qu’il aurait à souffrir, il examina son propre cas. Depuis… disons des semaines parce qu’il n’avait pas vu passer le temps, il jouait les toutous savamment dressés, fous de joie pour un sucre, délirant de bonheur pour une caresse et prêts à tout pour en obtenir d’autres. Il n’avait pas écrit une ligne de son livre, n’avait rien lu, rien appris, lui qui s’intéressait à tant de choses ! Il n’avait pris contact avec personne, vu aucun ami, perdu son Théobald qui cependant en avait supporté de pires mais lui avait refusé clairement de servir « cette dame »… et il avait failli lui cogner dessus pour le simple fait qu’il n’aimait pas Lucrezia. Morosini, on n’en parlait même plus : Rayé ! Balayé !… et sans doute avec lui les dames de la rue Alfred-de-Vigny et tout ce qui constituait son univers et le charme de sa vie jusque-là ! Depuis cette soirée à l’Opéra, il vivait suspendu aux lèvres de Lucrezia, buvant ses paroles quand elle était avec lui, l’écoutant indéfiniment au moyen de disques sur le gramophone lorsqu’elle était absente…