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Or, le sourire qu’il arborait en s’apprêtant à s’arrêter à sa hauteur s’effaça aussitôt et, au lieu d’avancer, il recula : le conducteur n’était pas Dimitri Nazeff, ancien capitaine au régiment Préobrajensky, à peu près du même gabarit que lui, mais un homme d’une quarantaine d’années, à moustache noire, qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre soixante-dix et dont il aurait juré qu’il était né quelque part dans le Sud. En tout cas cet homme conduisait une voiture qui ne lui appartenait pas.

Afin de mieux réfléchir, Fédor ressortit de l’aire d’évolution des taxis, refit un tour et alla stationner rue de Compiègne, à un endroit d’où il pouvait surveiller son « collègue », baissa lui aussi son drapeau puis attendit. Il avait bien pensé aller dans un café téléphoner à l’inspecteur Sauvageol dont il avait les coordonnées, mais il n’osa pas s’éloigner, de crainte de ne pas le joindre et, si on lui imposait une attente, de laisser filer pendant ce temps-là ce qu’il considérait comme son gibier. Or, il était fermement décidé à savoir où l’oiseau allait emmener les gens qu’il attendait…

Sa patience ne fut pas mise à longue épreuve. Quelques minutes tout au plus, avant que l’afflux des voyageurs n’apparût sous la verrière de la gare pour prendre d’assaut ses confrères. La foule était nombreuse et, afin de mieux voir, il sortit de sa voiture et s’appuya à la portière ouverte, repoussant en arrière la visière vernie de sa casquette… Encore deux minutes et un couple se détacha : une dame âgée qui devait être assez grande mais marchait soutenue d’un côté par son compagnon, un homme dans la force de l’âge, et de l’autre par une canne. Une voilette enveloppait son chapeau. Le chauffeur était descendu pour leur ouvrir la portière. Son attitude était empreinte d’une certaine déférence puisqu’il mit la casquette à la main… Après quoi, il referma et démarra pour prendre le large virage rejoignant le boulevard Magenta sens descendant. Fédor embraya et entreprit de le suivre le plus discrètement possible mais sans laisser trop de voitures entre eux.

On gagna ainsi la place de la République, puis le boulevard du Temple, celui des Filles-du-Calvaire et le Beaumarchais reliant en ligne droite la République à la place de la Bastille que l’on contourna. Et là, Fédor fit la grimace : si ce voleur allait déposer ses clients à la gare de Lyon pour y prendre un autre train ? Mais non, il s’engagea dans l’avenue Daumesnil et le suiveur respira mais ce ne fut qu’un instant. Passé le feu rouge du boulevard Diderot, le taxi ralentit… et s’engagea dans le passage Raguinot, l’une des deux ou trois ruelles sordides où il était prudent de ne pas s’aventurer la nuit. Heureusement elles n’étaient pas très longues et, n’osant y engager sa voiture, il stoppa au coin de l’avenue quasiment déserte et descendit pour être plus à même d’observer. Les clients du voleur étaient trop élégants pour habiter un pareil coupe-gorge !

Et pourtant ! Vers le milieu de la rue l’autre s’arrêta, débarqua ses passagers après avoir ouvert ce qui semblait être la large porte coulissante d’un hangar, enfin reprit sa place au volant et rentra la voiture à leur suite. Tout se referma…

Envahi par une foultitude de points d’interrogation, Fédor n’hésita qu’à peine, remit son moteur en marche et vint silencieusement se poster au même endroit que le faux taxi, éteignit ses feux et s’efforça d’observer, conscient de prendre un certain risque mais, outre qu’il n’avait jamais connu la peur, le Russe ne s’embarquait jamais sans biscuits. Au propre comme au figuré : ouvrant sa boîte à gants, il en sortit un « Petit Lu » qu’il ficha entre ses mâchoires et un revolver dont il s’assura qu’il était prêt à fonctionner…

Une ombre se détacha soudain d’un mur et vint se pencher à sa portière : celle d’un gamin, mal vêtu évidemment, et la tête bâchée d’une casquette dans le meilleur style Gavroche :

— T’as un peu de tunes à claquer ? fit-il d’une voix assortie.

— Faut voir !

— Bon, j’me risque parce que t’as une bonne bouille. Si t’espères que le Rital va sortir, tu vas glander longtemps : il crèche là !

— Et ses clients ? Ils « crèchent » aussi là ? Ça m’étonnerait !

— Bien sûr que non…

En même temps, le gamin faisait le geste expressif de palper sa poche. Fédor comprit et lui donna cinq francs. Ça devait être suffisant : l’autre se pencha un peu plus.

— L’rez-de-chaussée, c’est seulement un passage qui communique avec l’passage Gatbois qu’est parallèle…

— Ça, je sais ! Je connais mon métier !

Le garçon se mit à rire.

— T’as pourtant pas dû faire que çui-là ! T’es un Russko, pas vrai ? Souvent généreux !… Non, attends encore un brin ! fit-il. Qu’au moins t’en aies pour ton fric ! Alors, j’accouche : les clients ont fait qu’changer de voiture. D’l’autre côté, y a une maousse bagnole noire… et un autre chauffeur, mais lui il habite pas là tout l’temps. Sa tire non plus. C’est pas la peine d’aller voir : ont sûrement démurgé.

Fédor leva les yeux vers une fenêtre qui venait de s’éclairer.

— Alors, là-haut, c’est le Rital, comme tu dis ? Il y a quelqu’un d’autre ?

— Non, il est tout seul. Pourquoi ? ajouta-t-il en voyant son nouvel ami fourgonner dans sa boîte à outils. T’as pas l’intention de…

— De monter faire sa connaissance ? Tout juste, mon gars ! Quant à toi, tu n’as rien vu et tu disparais ! conclut-il en lui octroyant une deuxième pièce qui lui valut un large sourire.

— J’ai rien vu, d’accord !… Mais laisse-moi tout de même regarder un p’tit peu ? L’Rital, j’l’ai pas à la bonne ! C’t’un teigneux qui joue du couteau facile…

— Merci du renseignement ! Allons-y !

Parmi une longue lignée de magistrats et de boyards, Fédor comptait sans doute un serrurier car la porte du garage ne lui résista qu’une demi-minute, suscitant ainsi chez son nouvel ami un profond respect. Le taxi en effet était là mais, sur le côté du garage, s’ouvrait un escalier en bois, qui eut le bon esprit de ne pas protester quand Fédor lui imposa son poids.

Il débouchait dans une pièce meublée de l’essentiel sur laquelle ouvrait une chambre de dimensions modestes, où le Rital s’occupait à se déshabiller en s’y encourageant à l’aide du contenu d’une bouteille posée par terre.

Comme il tournait le dos à la porte, il n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait : Fédor l’assomma d’un maître coup de poing, puis le ligota avec une corde qu’il avait apportée, le bâillonna de son mouchoir et d’un chiffon, et, finalement, le balança sur son épaule comme un prosaïque fagot de bois.

— Voilà ! fit-il, hilare, à l’intention de son associé fortuit béat d’admiration. Et maintenant on y va !

— Où ça ?

— Tu en sais suffisamment ! En revanche, dis-moi, comment tu t’appelles ?

— Pignon, Baptiste ! J’habite au-d’sus du Chinois d’en face !

— Facile à retenir ! C’est ce que les Français appellent avoir pignon sur rue ! rigola le Russe. Éteins maintenant, on descend !

— C’est quoi, ton blaze à toi ?

— Fédor Razinsky ! C’est moins facile à retenir, mais si un jour tu as besoin de moi, je serai toujours à ton service…