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— Vraiment ? Monsieur veut ? émit Théobald, soudain rouge de joie.

— Oh oui, je veux !… Il faut que l’on remette les pendules à l’heure, nous deux !… Et puis les fumets provenant de ton antre sont divins et j’ai une faim d’ogre !

C’est ainsi qu’Adalbert rentra chez lui sans l’amertume qu’il avait redoutée. Quant aux regrets, ils faisaient curieusement silence. Il avait surtout l’impression de sortir d’une espèce de coma, à l’instar d’Helen Adler. Depuis la soirée à l’Opéra, tout ce qui l’entourait s’était pratiquement figé en ne laissant animée que la seule Lucrezia. Elle lui avait fait l’effet d’une de ces révélations éblouissantes comme celle qui avait frappé celui qui n’était pas encore l’apôtre Paul sur le chemin de Damas. Lui n’avait plus vu que Lucrezia et son charme fabuleux, comme ceux auxquels les plus forts se prenaient parfois jusqu’à l’idiotie, comme Samson devant Dalila, Hercule aux pieds d’Omphale, Ulysse face à Circé et Énée près de Didon. Encore les deux derniers avaient-ils su briser l’enchantement. Son cas à lui était moins romantique : un face-à-face avec un policier anglais contre lequel d’abord il s’était révolté, bien que son bon sens anesthésié jusque-là lui soufflât que Warren énonçait seulement une sordide vérité… et maintenant cette espèce de béatitude retrouvée en regagnant un chez lui qui lui était beaucoup plus cher qu’il ne se l’imaginait. Au fond, il espérait bien être désormais à l’abri si, par aventure, il la revoyait. Encore fallait-il ne jurer de rien…

Quand, vers 10 h 30, les cloches se mirent à carillonner pour appeler les fidèles vers les autels, Marie-Angéline regarda sa montre puis Mme de Sommières qui, délaissant son cher jardin d’hiver, se tenait assise près du feu qu’elle avait fait allumer dans la petite bibliothèque en dépit du chauffage central. Il faisait un temps affreux, pluie et neige mêlées, et la marquise avait l’impression que rien ne pourrait la réchauffer. Marie-Angéline toussota.

— Nous sommes sûre de vouloir aller à l’église ? Il fait si mauvais ! La grand-messe de demain serait peut-être suffisante ?

La vieille dame lui jeta un coup d’œil mécontent.

— Vous y allez bien, vous ? Et la voiture marche toujours ?

— C’est oui aux deux questions, mais…

— Pas de mais ! Quand on a quelque chose à demander et que l’on a beaucoup à se faire pardonner, on n’ergote pas avec le Seigneur !…

— Alors il est temps de partir !…

Vingt minutes plus tard, appuyée sur une canne d’une main et tenant de l’autre le bras de sa compagne, Mme de Sommières faisait dans Saint-Augustin une entrée remarquée, pour ne pas dire royale, en manteau et toque de zibeline. Au contraire de Plan-Crépin qui en était l’un des piliers, on l’y voyait rarement pour ne pas dire jamais. Si sa foi ne pouvait être discutée, elle n’en entretenait pas moins avec Dieu des relations toutes personnelles, nécessitant pour s’extérioriser le décor adéquat, selon elle. Ainsi, détestant la pompeuse église néogothique ainsi que quelques autres jugées hideuses et fleurant quelque peu le parvenu, elle ne se sentait bien qu’à Notre-Dame, construite par la ferveur et les mains de bâtisseurs inspirés et non par des entreprises pourvues de moyens mécaniques… ou alors Saint-Julien-le-Pauvre, la plus petite, la plus vieille, la plus modeste aussi, dont le contraste avec la cathédrale, sa voisine, était frappant… Elle aurait aimé y venir entendre la messe nocturne mais elle s’était décidée pour sa paroisse, pour ne pas faire de peine à « son fidèle bedeau », toujours très fier de se montrer à ses côtés. Elle avait même fait mieux – et plus difficile encore ! – en s’y rendant en fin d’après-midi pour l’obligatoire confession. Elle aurait tellement préféré un curé de campagne à cet inconnu, deviné dans l’ombre et qu’elle avait trouvé un rien trop parfumé.

— Si c’est ça l’odeur de sainteté, je peux vous assurer qu’on peut se la procurer facilement chez Houbigant ! avait-elle confié à Marie-Angéline, scandalisée.

Pour l’heure présente, elle n’était plus qu’une vieille dame au cœur désolé, venue supplier l’Enfant Dieu de lui permettre, avant de mourir, de pouvoir encore embrasser celui qu’elle considérait comme son fils. Et délaissant le prie-Dieu, ce fut sur le dallage qu’elle s’agenouilla à l’instant de l’« Élévation », tandis qu’une admirable voix d’homme lui arrachait des larmes sur la fin du « Minuit Chrétiens » :

… Peuple à genoux, renais à l’espérance

… Noël, Noël, voici le Rédempteur

… Noël, Noël, voici le Rédempteur

Elle songea soudain que se relever allait peut-être lui poser un problème, même avec l’aide de Plan-Crépin, quand une main vigoureuse se glissa sous son aisselle.

— On le retrouvera, Tante Amélie ! chuchota la voix d’Adalbert. Je vous promets de tout faire pour vous le rendre !

Deux heures avant Paris, Lisa, à Venise, avait entendu les cloches annonçant la messe de minuit mais n’y avait apporté qu’une attention fugitive. Noël, cette année, ne signifiait rien pour elle. Son cœur était plein d’amertume, la maison plongée dans le silence et une semi-obscurité. Pas de guirlandes lumineuses, pas de sapin chargé de boules miroitantes, de rubans scintillants, de cheminée ornée de branches et de fleurs, pas de cadeaux empaquetés de papiers chatoyants autour des petits souliers. Les enfants auraient leur Noël à Vienne chez leur arrière-grand-mère à qui Lisa les avait amenés avec ce qu’on appelait en souriant « leur maison » : Trudi, Mademoiselle et Johanna, une jeune bonne dont le plus gros de la fonction consistait surtout à suivre les jumeaux à la trace…

Ainsi l’avait voulu Lisa afin de ne pas priver sa marmaille de leur fête préférée, car elle admettait volontiers que l’atmosphère du palais vénitien n’était guère respirable ces temps-ci. À ce moment précis, elle était enfermée dans le bureau d’Aldo en la seule compagnie de Guy Buteau, elle dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs, lui à la table même de Morosini. Ce n’était pas sans réticences qu’il y avait pris place, mais Lisa le voulait ainsi et il ne faisait plus bon résister aux volontés de la jeune femme.

— C’est vous qui dirigez cette maison davantage que lui, depuis un moment, avait-elle dit, non sans amertume, et j’en viens à me demander si je l’y reverrai un jour !

— Lisa, Lisa ! Cessez donc de vous torturer et tâchez d’oublier cette ignoble dénonciation qui vous a fait tant de mal ! Pour que le commissaire Langlois ait imposé à la presse cette sévère mise au point, il faut qu’il soit sûr de son fait et nous savons ce qu’il en est de cette prétendue fugue ! Évidemment un enlèvement est beaucoup plus grave ! Je suppose que l’un comme l’autre ont été attirés dans un piège…

— Mon cher Guy, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, il a tout de même fallu qu’ils se retrouvent dans le même train à un moment ou à un autre ! Aldo a seulement donné une bonne idée à ses ennemis et il n’en manque pas !

— Ce qui serait surprenant, c’est qu’il n’en ait pas. Je ne vous cache pas que cet enlèvement me tourmente beaucoup plus que l’escapade et que j’ai peur. Pour la simple raison que, depuis des semaines, aucune rançon n’a été réclamée. Cela peut signifier…

D’une poche de son tailleur, Lisa sortit une lettre pliée en quatre qu’elle lança sur le bureau presque entre les mains de son vieil ami. Qui ne la prit pas tout de suite. Au contraire, il en écarta ses doigts comme s’il craignait de s’y brûler. D’une façon un peu enfantine, il murmura :