— Mettre les choses au clair fait partie du règlement et nous ne sommes pas à une minute près ! De quoi te mêles-tu ? grinça « César ».
— Oh, si vous le prenez ainsi, c’est à vous de voir ! Vous êtes le patron ! Mais en ce cas, nous allons avoir le regret, mes frères et moi, de vous donner notre démission. On a l’expérience des prisons françaises et, franchement, l’hôtellerie n’y est pas fameuse !… Quant à la guillotine !…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu débloques ou quoi ?
— Non ! Je vous signale seulement qu’il y a deux cars de flics et un certain nombre de gendarmes plus quelques notabilités qui sont en train de cerner le château…
Lucrezia courut à la fenêtre.
— Il a raison ! hurla-t-elle. Il faut déguerpir… mais d’abord se débarrasser de ceux-là qui nous ont vendus ! Va chercher des cordes, Max !
— Pourquoi ? Il suffit de leur tirer dessus…
— Oh, non ! Il y a mieux à faire ! Je veux qu’ils meurent… à ma manière. J’ai tout préparé ! Et toi, dépêche-toi de te changer ! ordonna-t-elle à César.
Elle donna ses ordres. Et le cauchemar commença pour les trois prisonniers que l’on ligota des chevilles au cou en dépit de la défense désespérée que fournirent Aldo et Pauline, déjà entravés par des menottes. Lisa, elle, venait de s’évanouir, épuisée par la fatigue et les émotions. Wishbone qui voulut se porter à son secours subit le même traitement. Il écumait de fureur.
— Foutue garce ! Dire que je pensais t’aimer !
— Tout le monde peut se tromper ! ricana-t-elle. Moi, je garderai un excellent souvenir de toi. Tu m’as vraiment gâtée… Et puis tes héritiers se montreront peut-être reconnaissants ? L’essence, maintenant !
— Vous êtes dingue ? protesta Max, indigné. Une balle pour chacun et…
— Tu oublies que tu me dois le respect et que ta vie m’appartient ! L’essence, j’ai dit… ou plutôt je vais la chercher moi-même, elle est à côté…
Elle ne disparut qu’un bref moment, mais il suffit à Max pour ouvrir les menottes d’Aldo et glisser les clefs et un couteau dans sa main sans oublier de trancher la corde.
— À la grâce de Dieu ! souffla-t-il.
— Merci !
S’il lui était donné de vivre, Aldo n’oublierait pas ce geste de compassion. Encore faudrait-il savoir à qui il s’adressait.
— Pourquoi ces cagoules ?
— Le patron – le vrai ! – le veut ! Et c’est préférable…
Lucrezia revenait chargée de deux bidons et en tendit un à Max. Son visage était à présent celui d’une démente et elle ne cessait de ricaner. Avec des gestes saccadés, elle entreprit d’arroser les tapisseries, les tabourets… La cruauté en se faisant jour la défigurait…
— Vous auriez dû changer de robe ! remarqua la voix tranquille de Wishbone. Une goutte sur vous et vous flambez avant nous ! Surtout si vous en répandez sur le sol !
En passant, elle lui décocha un coup de pied.
— Je sais ce que je fais, vieux fou ! Je veux que vous ayez le temps de voir venir la mort ! Tu te dépêches, toi ! éructa-t-elle à l’adresse de Max qui faisait semblant de dévisser son bouchon.
— Il est coincé ! Je n’arrive pas à l’ouvrir… Il est rouillé !
Elle se débarrassa du sien qui était vide et le rejoignit. Et soudain, il cria en désignant le plafond.
— Attention !
Elle leva les yeux. Alors de ses deux poings réunis il l’assomma, la retint avant qu’elle ne s’écroule, puis la chargea sur son épaule pour l’emporter.
— Tâchez de vous grouiller ! lâcha-t-il en disparaissant.
Le conseil était superflu… Déjà Aldo se relevait et se hâtait de délivrer sa femme toujours inconsciente, tandis que Wishbone s’occupait de Pauline qui, elle, n’avait pas un instant perdu son calme : elle priait… Elle sourit à Aldo.
— Mon pauvre ami, je crains fort d’avoir été votre mauvais génie !
— Ne croyez pas cela ! En outre, il ne faut jamais regretter ce qui vous a apporté ne serait-ce qu’une minute de bonheur !
— Vous discuterez plus tard ! grogna Wishbone. Il faut filer ! Prenez mon bras, belle dame ! fit-il avec une galanterie complètement surréaliste dans leur situation.
Surréaliste aussi, l’apparition soudaine du professeur apparemment surgi d’un mur… une torche à la main.
— Foutez le camp ! lui hurla Aldo. Essence ! Vous allez cramer !
Puis s’adressant à Wishbone :
— Vous connaissez le château ! Guidez-nous ! Il faut qu’on parte d’ici !
— Le grand escalier n’est pas loin ! Reste à savoir ce qu’on trouvera en bas !
L’enfer, en effet, semblait s’être déchaîné à l’extérieur où, après les sommations d’usage, on avait apparemment entrepris l’assaut du château dans le meilleur style médiéval : attelés à un madrier emprunté au charpentier du village, une douzaine de gendarmes s’activaient à enfoncer le portail, couverts par les armes de leurs camarades et les fusils de chasse du maire, et de quelques-uns de ses administrés accourus avec empressement à la rescousse. Le château que certains de ses occupants essayaient de défendre résonnait comme un tambour sous le choc du bélier improvisé et des coups de feu qu’on échangeait.
C’est alors qu’atteinte par la mitraille une fenêtre de la salle d’honneur vola en éclats, créant un courant d’air. Deux des bougies rouges tombèrent. Les flammes jaillirent aussitôt. À ce moment, les fugitifs atteignaient l’escalier, une large vis de pierre à claire-voie mais noire comme un puits.
— Qu’y a-t-il en bas ? demanda Aldo. Un vestibule, je présume ?
— Et un grand ! Tout à l’heure c’était éclairé… Je ne comprends pas… Si on n’entendait pas le vacarme des armes, on pourrait croire qu’il n’y a plus personne !
— Et les autres, les « Borgia », où sont-ils passés ?
— Ils ont dû gagner les souterrains. On m’a dit qu’ils forment un véritable réseau, mais quant à me confier l’endroit où ils ouvrent, ils s’en sont bien gardés. Je me suis cru leur invité mais je comprends à présent que j’étais surtout leur prisonnier !
— L’important est que vous ayez compris à temps… même si vous y laissez des plumes douloureuses et vos illusions ! On essaie de descendre ? Qu’en pensez-vous ?
— Que c’est la seule solution… En bas, il y a l’électricité… mais on devrait d’abord essayer de ranimer la princesse. Si on vous canarde, vous serez en première ligne… J’ai ce qu’il faut, ajouta-t-il en tirant d’une poche une fiasque d’argent plate qui fit sourire Aldo.
Doucement, il posa sa femme sur le dallage où Pauline s’agenouillait déjà pour lui soutenir le buste.
— Je ne serai qu’un coussin : elle ne me verra pas, dit-elle.
— Vous avez toutes les délicatesses, ma chère…
— Quelle femme ! approuva Wishbone, les yeux au plafond.
Il les baissa pour se pencher sur Lisa et lui introduire délicatement le goulot entre les lèvres, tandis qu’Aldo lui tapotait les joues. L’effet fut presque immédiat, en tous points conforme à l’habitude. Lisa toussota d’abord, puis entrouvrit la bouche pour boire une gorgée et finalement ouvrit les yeux tandis que ses joues reprenaient de la couleur. Elle devint même rouge en reconnaissant son époux et eut un geste pour le repousser.