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L’aubergiste se leva soudain et se pencha vers la fenêtre :

— Tenez ! Qu’est-ce que je disais ! Le voilà qui arrive à la mairie ! Ce serait étonnant s’il ne venait pas faire un tour chez moi !

— Pourquoi ? Il vous suspecte aussi ?

— Oh, avec lui on ne sait jamais ! Je croirais plutôt qu’il vient voir s’il n’y a pas du nouveau. Des voyageurs inconnus, par exemple…

Sur cette prédiction rassurante, il regagna sa cuisine en se dandinant avec, semblait-il, une certaine hâte.

— Qu’est-ce qu’on décide ? demanda Aldo. On s’en va ou on l’attend ? Et si on l’attend, on se déclare sous quelle identité ?

— La fausse ne tiendrait pas la route. Et si on partait, on aurait l’air de fuir…

— Entièrement d’accord, mais si c’est ça, je crois judicieux d’ouvrir un parapluie. Avec ta permission, je vais téléphoner à Langlois et lui déballer notre histoire. Il vaut mieux qu’il soit au courant…

Il s’enfonça dans les profondeurs de la maison en réclamant le téléphone et le trouva sur le comptoir du bar, comme le lui indiqua Maréchal.

— Quel numéro demandez-vous ? fit celui-ci. La préposée est légèrement dure d’oreille et faut savoir la prendre.

— Alors, dans l’ordre : Paris, la préfecture de police et le commissaire principal Langlois ! Voilà le numéro, ajouta-t-il en l’écrivant sur une page qu’il arracha de son calepin. Ça va demander longtemps ?

— On ne sait jamais ! Dites donc, vous avez de belles relations, vous ! C’est vrai que les journalistes…

— Vous n’avez pas de cabine téléphonique ? Ce que j’ai à dire…

— Oh, faut pas vous tourmenter pour ça, je n’écouterai pas ! On a sa dignité, que diable !

La chance était avec Aldo. Cinq minutes plus tard, la voix peu amène de Langlois se faisait entendre.

— Morosini ? C’est vous ? Mais on m’a annoncé… Dans quelle aventure délirante vous êtes-vous encore lancé ? Ma parole…

— Pour l’amour du Ciel, laissez-moi parler. Hier soir, la femme de Michel Berthier, du  Figaro, m’a appelé au secours. Son mari parti depuis plus de trois jours ne donne plus signe de vie…

— Qui l’avait demandé ?

— Un certain Dumaine, ancien serviteur de Van Tilden qui lui a assuré posséder la preuve qu’il ne s’était pas suicidé. Naturellement, il a filé immédiatement et nous on a suivi…

— « Nous », ça signifie Vidal-Pellicorne et vous ?

— Qui voulez-vous que ce soit ? Berthier est effectivement arrivé au village. On l’a vu passer dans sa voiture et on l’a entendu repartir. Seulement le lendemain matin on a trouvé Dumaine assassiné… et Berthier envolé. Mais vous êtes peut-être au courant ?

— Non. Les faits divers locaux ne nous parviennent pas forcément !

— Locaux ? La mort du milliardaire, de son serviteur et un reporter du  Figaro soupçonné de meurtre suivi de fuite ? Vous êtes bien délicat, dites donc.

— On va jeter un coup d’œil de ce côté-là… mais, à propos, que dit la police de Chinon ?

— Je ne sais pas encore, mais on ne va pas tarder à faire connaissance avec l’inspecteur Savarin. C’est lui qui poursuit Berthier et il aurait, paraît-il, tendance à suspecter tout ce qui n’appartient pas au panorama local et…

Un éclat de rire lui coupa la parole et le vexa.

— Heureux de vous amuser ! Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle…

— Oh, mais vous l’apprendrez. D’abord il s’appelle comment, votre inspecteur ?

— Savarin mais…

— Joli nom ! Seulement vous avez une frousse bleue de tomber sur une copie conforme de ce bon Lemercier ! Vrai ou pas ?

— Vrai ! lâcha Morosini de mauvaise grâce. Mais par pitié, arrêtez de rigoler ! Que Van Tilden ait été assassiné ne devrait pas éveiller une aussi franche gaieté chez le grand patron du Quai des Orfèvres, sacrebleu !

— Non. Vous avez raison. Je vais…

Aldo n’en entendit pas plus : une main large comme un battoir à linge et ornée de quelques poils bruns et frisés venait de couper la communication. En même temps la source de lumière que déversait la fenêtre voisine se trouva occultée par une résurgence d’homme des cavernes barbu, moustachu, assez bien habillé d’ailleurs, qui dardait sur lui un sourire féroce et un regard de matou hargneux voisin de celui de Plan-Crépin quand elle était en colère. Simultanément une voix de basse-taille susurrait :

— Intéressant, tout ça ! On téléphone à qui ?

S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était qu’on le traite en petit garçon sous le prétexte que l’on dominait son mètre quatre-vingt-trois d’une quinzaine de centimètres ! Il répondit d’un ton sec :

— Commissaire principal Langlois, 46, quai des Orfèvres à Paris… et dont vous connaissez certainement le numéro. Vous devriez le rappeler, ne serait-ce que pour vous excuser de lui avoir coupé la parole. Il a le cuir sensible !

— On verra plus tard ! Pour l’instant nom, prénom, âge et qualité ! fit le policier en sortant un carnet et un crayon.

Sa voix portait loin et attira Adalbert.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien ! Ça ne vous regarde pas !

L’archéologue considéra un instant le phénomène et afficha un sourire enjôleur.

— Moi, je crois que si, parce qu’on fait une paire, mon camarade et moi. À qui ai-je l’honneur ?

— Inspecteur Savarin, présenta Aldo. De la police de Chinon. On en est au contrôle d’identité. Mais tu vas devoir y passer aussi ! ajouta-t-il en sortant son passeport qu’il présenta ouvert et le policier, bien sûr, tiqua :

— Prince… Morosini, de Venise ?

Puis brama :

— Encore un de ces fichus Italiens ! Comme ceux du château ? Mais ce n’est pas possible, c’est une invasion ?… Et vous, continua-t-il à l’adresse d’Adalbert, vous en êtes aussi ?

— Ah non ! protesta l’interpellé qui avait envie de rire en lui tendant sa carte d’identité. Moi, je suis un brave petit Français moyen !

— Et vous faites quoi ?

— Archéologue ! C’est écrit là…

— Bon, je les garde… provisoirement ! En attendant, vous allez venir avec moi !

— Et où ?

— À Chinon pour qu’on prenne vos dépositions ?

— Vous ne pensez pas, opposa Aldo qui commençait à bouillir, qu’il serait plus judicieux de se mettre à la recherche de Michel Berthier qui est, paraît-il, accusé de meurtre et dont nous avons grand-peur qu’il ne lui soit arrivé un sérieux problème ? J’ose vous rappeler qu’il a disparu depuis quatre jours !

— Mais on s’y active, figurez-vous ! Et comme vous me semblez avoir plein de choses à m’apprendre, on va s’en occuper dans les règles à mon bureau !

— Bon ! fit Aldo, conciliant. Je vais chercher la voiture !

— Inutile. Elle peut dormir au garage… et on vous ramènera ! Chinon n’est jamais qu’à cinq kilomètres !

— On pourrait aussi revenir à pied, marmotta Aldo entre ses dents.

Le policier l’avait entendu, et riposta même jeu :

— … ou ne pas revenir du tout !

Aldo préféra ne pas insister. Non sans une certaine mélancolie, il pensa qu’il devait traîner, accrochée à ses basques, une espèce de malédiction qui le rendait antipathique à première vue à la gent policière de quelque pays que ce soit ! À peine entrevu, ils se ruaient sur lui, portés par une sorte de frénésie gourmande. Avec le temps il avait réussi à vaincre l’antipathie initiale de Langlois comme du Britannique Warren jusqu’à en faire des amis, mais ce n’avait pas été sans mal. Seul Phil Anderson, le patron de la police métropolitaine de New York, l’avait traité cordialement mais c’était bien le seul et c’était grâce à une recommandation de Warren. Tous les autres, sous toutes les longitudes, l’avaient traité en gibier de potence qu’il convenait de retirer le plus vite possible de la circulation. Rien n’avait changé et c’était reparti pour un tour ! Il en vint à conclure que Lisa avait raison : on ne devrait jamais quitter Venise !