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Ainsi l’avait voulu Lisa afin de ne pas priver sa marmaille de leur fête préférée, car elle admettait volontiers que l’atmosphère du palais vénitien n’était guère respirable ces temps-ci. À ce moment précis, elle était enfermée dans le bureau d’Aldo en la seule compagnie de Guy Buteau, elle dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs, lui à la table même de Morosini. Ce n’était pas sans réticences qu’il y avait pris place, mais Lisa le voulait ainsi et il ne faisait plus bon résister aux volontés de la jeune femme.

— C’est vous qui dirigez cette maison davantage que lui, depuis un moment, avait-elle dit, non sans amertume, et j’en viens à me demander si je l’y reverrai un jour !

— Lisa, Lisa ! Cessez donc de vous torturer et tâchez d’oublier cette ignoble dénonciation qui vous a fait tant de mal ! Pour que le commissaire Langlois ait imposé à la presse cette sévère mise au point, il faut qu’il soit sûr de son fait et nous savons ce qu’il en est de cette prétendue fugue ! Évidemment un enlèvement est beaucoup plus grave ! Je suppose que l’un comme l’autre ont été attirés dans un piège…

— Mon cher Guy, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, il a tout de même fallu qu’ils se retrouvent dans le même train à un moment ou à un autre ! Aldo a seulement donné une bonne idée à ses ennemis et il n’en manque pas !

— Ce qui serait surprenant, c’est qu’il n’en ait pas. Je ne vous cache pas que cet enlèvement me tourmente beaucoup plus que l’escapade et que j’ai peur. Pour la simple raison que, depuis des semaines, aucune rançon n’a été réclamée. Cela peut signifier…

D’une poche de son tailleur, Lisa sortit une lettre pliée en quatre qu’elle lança sur le bureau presque entre les mains de son vieil ami. Qui ne la prit pas tout de suite. Au contraire, il en écarta ses doigts comme s’il craignait de s’y brûler. D’une façon un peu enfantine, il murmura :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Lisez ! Vous verrez bien ! Je ne vous empêche pas de prendre votre mouchoir pour éviter de vous salir : c’est assez infâme !

— Voyons, fit Guy en chaussant ses lunettes : « Si vous souhaitez récupérer votre mari et sa maîtresse en état de marche, nous sommes tout disposés à vous faire ce plaisir contre la somme d’un million de dollars en coupures usagées. Vous n’aurez, je pense, aucune peine à les réunir, la banque Kledermann n’ayant rien à vous refuser. Il serait bon, d’ailleurs, qu’afin d’éviter les tracasseries douanières, fort actives en Italie et en Suisse, ladite banque charge son agence de Paris de vous les porter discrètement à l’adresse que nous vous indiquerons en vous faisant parvenir votre sleeping sur le Simplon du 8 janvier. Inutile de vous dire que vous serez surveillée tout le long du trajet et qu’une voiture vous attendra en gare de Lyon. Vous porterez une tenue de deuil discrète qui pourrait devenir d’obligation au cas où la police, quelle qu’elle soit, aurait le moindre soupçon de notre affaire. Étant donné les circonstances, vous pourriez être tentée de vous débarrasser d’un époux par trop infidèle, sans parler de la belle Pauline ! Auquel cas, nous aurions recours à une autre monnaie d’échange infiniment plus précieuse : vos enfants ! Recevez nos vœux de Joyeux Noël et de Bonne Année !… »

Guy abandonna le papier sur le plateau du ravissant bureau « Mazarin » et soupira.

— C’est assez répugnant, en effet ! Comment est-ce arrivé ? Par la poste ?… Non, c’est idiot ! Je sais trop qu’ici comme dans toute l’Italie il arrive que notre courrier soit lu avant nous.

— Un gamin venu par les rues l’a déposé à la cuisine et a filé sans demander son reste…

— Le coup classique ! Et que pensez-vous faire ? Obéir ?

Elle eut un sourire nerveux en levant sur lui ses yeux las.

— Me donne-t-on le choix ?

— Non, il est vrai, mais on pourrait peut-être transiger sur… le porteur de la rançon puisqu’il faut bien l’appeler ainsi. Pourquoi pas moi ? On m’a si souvent répété que je faisais partie de la famille ! Et vous avez une mine affreuse. Qu’en sera-t-il après ce calvaire que l’on veut vous imposer ?

— Je sais, mais je pense que mon humiliation… ma douleur aussi – pourquoi le dissimuler ? – en voyant mon époux et cette femme ensemble doivent faire partie du scénario. À moins que le dégoût ne vienne à mon secours. Auquel cas, il me restera le divorce !

— Vous savez que c’est impossible ! Le divorce est interdit en Italie à moins d’une dispense papale. Vous êtes croyants tous les deux, même si vous n’êtes pas des modèles de dévotion. En outre, vous avez trois enfants…

— Quatre ! Je suis enceinte de plus de trois mois ! De là ma mauvaise mine !

— Doux Jésus !

Quittant le siège de son bureau, Guy en fit le tour, attira l’un des fauteuils visiteurs près de celui de la jeune femme pour prendre ses mains dans les siennes.

— Mais vous êtes gelée ! Et vous tremblez ! Attendez !

Après l’avoir munie d’un verre d’armagnac dont il avala lui aussi une ration, il revint s’asseoir près d’elle et reprit ses mains.

— Je refuse de vous laisser partir dans cet état. Il faut trouver un moyen d’entrer en contact avec ces gens pour leur dire ce qu’il en est !

— En admettant que nous y arrivions, cela ne fera peut-être que leur faire plaisir… Ce chiffon respire le sadisme…

— Qui pourrait vous remplacer ?… Si vous ne voulez pas de moi ?

En dépit de sa situation dramatique, Lisa se mit à rire.

— Vous, vous avez dans la tête de rééditer l’idée de Marie-Angéline (16) quand Aldo était aux mains de ce malade… Je dirais qu’elle s’en était tirée plus que brillamment mais les miracles ne se répètent pas deux fois…

— Possible !… Encore que je n’en sois pas certain ! De toute façon, on pourrait au moins lui demander son avis et celui de Madame la marquise ? Sans compter Vidal-Pellicorne !

— Vous oubliez qu’il s’est entiché de la Torelli et vit à Londres auprès d’elle en compagnie de ce drôle d’Américain que nous avons eu ici… Les journaux en ont assez parlé ! Quant à Tante Amélie, je ne veux à aucun prix qu’elle apprenne dans quel marasme nous nous débattons ! Elle doit déjà se faire un sang d’encre pour Aldo !

— Elle serait peut-être contente tout de même d’apprendre au moins qu’il est toujours vivant ?

Pendant quelques instants Lisa garda le silence, à la suite de quoi elle laissa tomber d’une voix enrouée :

— Si seulement on en était sûrs ! Qu’est-ce qui nous prouve qu’on ne nous le rendra autrement que m…

Elle buta sur le mot puis, se levant soudain, quitta le bureau en courant. Resté seul, Guy se servit un second verre, le but d’un trait et retourna s’asseoir au bureau d’Aldo. Là, il entra en méditation. De tout cela, il ressortait qu’il fallait agir. Mais comment ?

Le dernier appel des cloches de la Salute, toujours légèrement en retard sur celles de San Marco, se fît entendre. Le vieux monsieur les accueillit d’un signe de croix… assez machinal, en pensant tout de même qu’une intervention du Saint-Esprit serait la bienvenue…

Le lendemain, Lisa montait dans le train à destination de Zurich afin de prendre avec son père les dispositions exigées, et prévint Guy qu’elle ne reviendrait pas avant une semaine. Elle souhaitait, en effet, aller embrasser ses enfants et avertir sa grand-mère de la menace qui planait sur eux. Elle avait une mine si épouvantable qu’il avait essayé de la persuader de l’envoyer, lui, tandis qu’elle se reposerait avant l’épreuve. Mais elle n’avait rien voulu entendre, lui opposant un argument aussi désolant qu’irréfutable :

— Je ne sais si nous sortirons vivants de ce guêpier. Je veux pouvoir une fois encore embrasser mes petits et j’aurai bien deux ou trois jours de repos chez mon père et autant chez Grand-Mère…