— Mon métier, simplement ! Je suis venu acheter, mon cher ami.
La figure de John-Augustus, elle, s’était illuminée. Et il lui tomba dans les bras.
— Morosini ! Ça, c’est un morceau de chance ! J’avais bien dans l’idée puisque je suis en Europe de pousser jusqu’à Venise… et vous voilà !
— L’un n’empêche pas l’autre !…
— Je vous en prie, Messieurs ! coupa Lair-Dubreuil. Remettez à plus tard retrouvailles et mondanités ! Nous sommes confrontés à un cas épineux. Il semblerait en effet que ces pièces aient survécu au naufrage. Et vous avez, Monsieur Belmont, évoqué un assassinat ? Vous comprendrez aisément…
— Il vous fallait une preuve : la voici, mais si vous désirez aussi un témoin oculaire, j’ai ça aussi ! Nous autres, Belmont, ne nous embarquons jamais sans biscuits !
— Un témoin ? s’étonna Langlois. Sur un navire en perdition ?
— Une des femmes de chambre du Titanic qui avait en charge la suite de ma tante et celle de John Jacob Astor. Elle a vu une jeune fille inconnue sortir de chez notre parente et fermer en emportant la clef. Elle emportait un sac de cuir apparemment lourd. Intriguée, inquiète aussi, Helen – c’est son nom – s’est servie de son passe pour entrer : elle a découvert ma tante Diane poignardée devant le coffre ouvert. Elle a voulu appeler au secours, dénoncer la meurtrière, mais le bateau était pris de folie. On évacuait les femmes et les enfants – du moins on essayait ! Elle est alors tombée sur Astor qui avait pu apprécier ses services et qui lui a confié sa toute jeune épouse – enceinte par-dessus le marché –, puis Helen n’a pas revu sa meurtrière. Elle est restée longtemps au service de Madeleine Astor, même après son remariage, mais les choses se sont gâtées par la suite et voici peu, apprenant que ma sœur Pauline avait perdu sa femme de chambre, elle s’est présentée et, bien sûr, elle a été engagée aussitôt. Elle connaît admirablement son métier. Or, chez Pauline, elle a remarqué une photographie de notre tante d’Anguisola. C’est alors qu’elle a révélé ce dont elle avait été témoin la nuit du naufrage : la tante assassinée, les bijoux enfuis… Naturellement j’ai été prévenu et je suis allé demander l’avis de Phil Anderson, le chef de la police métropolitaine qui est un ami. Mais après tant d’années, où aller dénicher la meurtrière ?
— Pourquoi la femme de chambre n’a-t-elle pas parlé immédiatement après le drame ? demanda Aldo.
— Elle a essayé, mais vous n’imaginez pas la surexcitation qui régnait alors à New York ! Chacun y allait de sa version plus ou moins crédible. Et puis Madeleine Astor a voulu s’installer immédiatement et à l’écart pour avoir son bébé en paix. Elle a emmené Helen dans le Connecticut et le temps a passé ! Helen a fini par n’y plus penser jusqu’à ce qu’elle tombe sur la photo de notre tante. Je me suis consacré à des recherches pour en savoir davantage, mais après toutes ces années ! Jusqu’à ce qu’un ami m’entende parler de la vente de la collection Van Tilden et ne me montre le catalogue qu’il s’était procuré parce que ça l’intéressait, lui aussi. On a juste eu le temps de sauter dans un paquebot et me voilà !
— Vous n’imaginez pas à quel point cela m’enchante ! le conforta Aldo.
Cependant, l’agitation de la salle devenait houleuse. En rang serré, les Rothschild venaient aux renseignements. Mis au fait, le baron Edmond proposa :
— Ce n’est pas mon intérêt immédiat puisque je comptais acheter cette parure, mais je pense que le mieux serait de retirer les deux pièces… je dirais, suspectes, de les mettre sous séquestre jusqu’à nouvel ordre et de continuer la vente.
— Qu’en dites-vous, Monsieur Belmont ? s’enquit le commissaire-priseur.
— Je n’ai rien contre. Désolé seulement de n’être pas arrivé plus tôt, mais nous avons essuyé un grain au large de l’Irlande.
Tandis que Maître Lair-Dubreuil improvisait une annonce destinée à calmer le tumulte grandissant, et que le policier se retirait en faisant part à Morosini et à Belmont qu’il suivait l’affaire et les reverrait plus tard, chacun regagna sa place. Aldo réussit à caser le nouvel arrivant entre Wishbone et lui après avoir, comme il se doit, présenté les deux Américains l’un à l’autre. Les enchères repartirent. C’est alors que Cornélius chuchota, désignant la serviette que Belmont avait posée sur ses genoux :
— Si les bijoux n’ont pas fait naufrage, est-ce qu’il n’y aurait pas une chance pour que le… la Chimère soit parmi eux ?
Ce fut John-Augustus qui lui répondit :
— La Chimère des Borgia ? Évidemment qu’elle y était !
Puis ressortant le dossier qu’il feuilleta rapidement :
— Tenez, la voilà ! triompha-t-il en montrant dessin et photographie. Elle vous intéresse ?
— Oh, oui !
Et, revenant à Aldo, soudain rayonnant :
— Il faut la retrouver tout bêtement !
— Tout bêtement ? Et où voulez-vous chercher ?
— Moi, je ne sais pas mais, vous, si ! Vous faites ça tout le temps !
— Ce que c’est que la renommée ! apprécia Belmont, ironique. On vous connaît jusqu’au fin fond du Texas !
— Maintenant oui, grogna Aldo. Jusqu’à présent, ma réputation n’allait pas beaucoup plus loin que New York ! Mais, sacrebleu, je ne suis pas un chien de chasse !… Et j’ai autre chose à faire !
Son indignation était feinte comme son ton manquait de justesse parce que, déjà, son vieux démon de l’aventure montrait le bout de l’oreille. Peut-être aussi parce que l’apparition inopinée de John-Augustus l’enchantait vraiment… et que la femme de chambre accusatrice était celle de Pauline. Pauline ! Son si doux… et si torturant secret ! Avec laquelle il avait partagé deux moments inoubliables : une rapide étreinte à la suite d’un bal masqué dans la bibliothèque des Belmont à Newport et, surtout, un an plus tard, une nuit passionnée dans une chambre du Ritz ! Pauline, fantasque et ardente ! Pauline, ses yeux couleur de nuage, ses longs cheveux de laque noire dénoués sur son corps envoûtant ! Pauline, dont il savait qu’elle l’aimait !…
Chaque fois, ils s’étaient promis de ne pas recommencer, et de ne s’accorder que les joies sages de l’amitié afin qu’en se croisant leurs regards restent clairs ! Sans s’inquiéter de ce qu’il en serait en réalité si leurs chemins se rencontraient à nouveau ! Oh, certes, ils étaient sincères à ce moment-là… une fois apaisée la faim qu’ils avaient l’un de l’autre !
D’une voix qui lui parut curieusement impersonnelle, il demanda :
— Comment se portent votre femme et la baronne ?
— Bien, je pense ! Du moins en ce qui concerne Cynthia qui est allée faire je ne sais quoi à San Francisco. Pour Pauline, je suis affirmatif : elle est venue avec moi et doit faire le tour des couturiers ! Et sera ravie de vous revoir !
Et lui donc ! Il y avait bien, tout au fond de lui-même, son ange gardien – un peu enroué à force de s’être trop souvent égosillé dans ce désert ! – qui lui soufflait que la seule solution intelligente à ce dilemme serait de « secouer les mains » de son Texan, de filer embrasser Tante Amélie et Plan-Crépin, et de prendre dare-dare le premier train pour Venise, mais comme il ne l’écoutait jamais, ce brave type si mal partagé par le sort, il savait pertinemment qu’il n’en ferait rien ! Et puis il y avait Wishbone qui n’abandonnait pas la partie.
— Vous n’allez pas avoir la cruelty… euh… cruauté de me laisser tomber ? gémit-il avec un regard de cocker inquiet. Qu’est-ce que je deviendrais sans vous ?
— Et moi ? Où pensez-vous que je vais pouvoir orienter mes recherches ? Il faudrait savoir d’abord à qui Van Tilden a acheté ces bijoux et je verrais volontiers un receleur difficile à faire parler – et ils le sont tous, en particulier à ce niveau-là ! À quel endroit ? La femme de chambre de la baronne von Etzenberg pourrait me donner un signalement, mais je vous avoue qu’une traversée de l’Atlantique en ce moment ne me tente guère !