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— Celle des Borgia, je suppose ?

— C’est bien elle. Vous la connaissez ?

— Je l’ai même vue. J’ai beaucoup voyagé de par le monde et souvent en Italie à la recherche d’idées de dessins et j’ai fait la connaissance de la marquise à l’occasion d’une réception. Nous avons même sympathisé – c’était une vieille dame charmante ! – et elle a eu la gentillesse de me permettre d’admirer sa collection de joyaux, anciens ou non.

— Voilà qui me simplifie grandement la tâche ! se réjouit Aldo. Je venais justement vous demander – sans trop m’illusionner car je vous sais avant tout créatrice ! – si, le cas échéant, vous accepteriez de la reproduire à l’identique ?

Jeanne Toussaint se mit à rire et ce rire était celui d’une jeune fille.

— Cela pourrait être amusant… à condition de dénicher des pierres correspondant au modèle. Ce qui non seulement n’est pas évident mais coûterait une fortune. Vous devez en être conscient, n’est-ce pas ?

— Naturellement… pourtant ce détail n’a pas paru poser de problème à mon client et il serait devant vous aujourd’hui si l’incident de la vente – à laquelle il assistait avec moi et où, entre parenthèses, il a soufflé sous le nez du baron Edmond une paire de bracelets – ne lui avait donné l’espoir de récupérer l’original. Il vient de repartir pour les États-Unis annoncer la bonne nouvelle à la dame de ses pensées…

— Il s’avance peut-être beaucoup mais tout est donc pour le mieux…

— … sauf pour moi qui suis chargé d’une quête impossible. C’est pourquoi je me suis permis de vous voler une parcelle de votre temps – ô combien précieux à tous les sens du terme ! – pour savoir si vous accepteriez de tenter l’aventure au cas, très probable, où j’échouerais.

Le mince et séduisant visage se fit méditatif.

— Vous voulez une réponse immédiate ?

— Non. Seulement savoir de quel œil vous verriez rappliquer M. Wishbone – c’est son nom ! – et moi, venant vous demander une réplique… mais qui aurait l’avantage d’être… saine, si j’ose dire ! J’avoue que je n’aimerais pas voir ma femme porter un joyau associé à un personnage aussi malfaisant que César Borgia.

— Je vous comprends entièrement ! Je peux vous confier que, si quelqu’un d’autre me posait ce problème, je refuserais tout net. Mais pour vous… et à condition d’avoir un dessin fidèle et les cotes adéquates…

— Ainsi que les pierres ! Elles sont primordiales…

— Certes mais, aux Indes, on doit pouvoir s’en procurer d’analogues. Ce qui, évidemment, nécessitera du temps. Cela posé, vous êtes l’homme des miracles et je vous crois capable de retrouver l’original mais… si vous n’y parveniez pas, nous pourrions en reparler. Cela vous suffit ?

— C’est exactement ce que je souhaitais entendre… et je ne vous en remercierai jamais assez !

Ils échangèrent encore quelques propos, puis Morosini se retira après avoir baisé à nouveau la main qu’on lui tendait…

Ayant eu la chance d’avoir pu garer sa voiture près de la maison Cartier, Aldo décida de l’y laisser. La place Vendôme n’en était guère éloignée et le magasin d’antiquités qui avait été celui de son ami Gilles Vauxbrun se trouvait juste au coin. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’avant de rentrer déjeuner rue Alfred-de-Vigny, il avait suffisamment de temps pour une visite à son jeune successeur et, après avoir allumé une cigarette, il partit sans se presser dans cette direction en s’intéressant aux devantures des luxueux magasins étirés tout au long de la rue la plus chic de Paris : couturiers, bottiers, modistes et bijoutiers s’y marchaient pratiquement sur les pieds. Ou plutôt en feignant de s’y intéresser, l’esprit occupé par un bizarre débat intérieur qu’il s’efforçait de repousser ; tout près de la « boutique » de Vauxbrun et au plus large de la place, il y avait le Ritz où tout le monde, jusqu’au plus petit groom, le connaissait… et au Ritz il y avait les Belmont, donc Pauline, qu’il brûlait de revoir depuis qu’il la savait dans les lieux, même si – avec une affreuse hypocrisie ! – il ne cessait de se répéter qu’il lui fallait reprendre le train pour Venise de toute urgence !

De toute façon, le dilemme était idiot. Après ce qui s’était passé à l’hôtel Drouot, il lui était impossible de prendre une fuite dont il n’avait nulle envie et, en outre, John-Augustus avait déjà téléphoné la veille au soir pour les inviter, lui et Adalbert… Donc inutile d’aller jouer les toutous perdus dans le hall du palace dans l’espoir d’apercevoir la dame de ses pensées.

Sans même s’en apercevoir, il se retrouva devant le luxueux magasin d’antiquités dont les vitrines n’exposaient, comme naguère, qu’un seul objet mais exceptionnel. Et quand il entra, annoncé par une discrète sonnette, il vit que les somptueuses tapisseries anciennes montaient toujours la garde le long des murs. Mais il n’eut pas le loisir d’aborder le seuil : un couple en sortait, parlant avec tant d’animation qu’on ne lui prêta aucune attention… De haute taille, bien proportionné, le cheveu très noir sous le feutre au retroussis cavalier, l’œil de jais et la dent éclatante, l’homme était client d’un bon tailleur mais la recherche un rien excessive des vêtements l’annonçait italien – Aldo, lui, préférait la sobriété anglaise et s’habillait à Londres – et d’emblée, il lui déplut. Il détesta son sourire avantageux et son attitude quasi familière avec sa compagne dont il tenait le coude. Sa compagne qui était Pauline !

Aldo les regarda s’éloigner vers le Ritz en serrant les poings, pris d’une folle envie d’aplatir le sourire enjôleur sur le visage scandaleusement régulier qui osait faire rire Pauline ! Elle-même était superbe dans un tailleur réchauffé de vison noir, comme le manchon où disparaissaient ses mains et la toque piquée d’une agrafe d’onyx et de diamants que le pâle soleil faisait scintiller en équilibre sur la masse lustrée du chignon noir serré sur sa nuque, fidèle en cela à ses habitudes, car elle ne portait jamais que du noir, du blanc et du gris, ce gris nuageux, insondable, qui était celui de ses yeux…

Au prix d’un effort plus pénible qu’il ne l’aurait cru, Aldo se détourna enfin et se réfugia dans le magasin où l’accueillit une exclamation de surprise :

— Le prince Morosini ! Mais quel plaisir inattendu !

C’était décidément la matinée des surprises, car plus anglais et plus réservé que M. Richard Bayley ne se pouvait trouver sur la terre… Déjà âgé mais d’une dignité sans pareille, courtois et facilement distant, celui qui avait été si longtemps l’assistant de feu Gilles Vauxbrun demeurait fidèle à lui-même, sa silhouette longiligne couronnée de cheveux blancs dont aucun ne dépassait les autres, immuablement fidèle au veston noir porté sur un pantalon rayé, complété d’une chemise blanche au col à coins cassés et d’une cravate grise.

Les deux hommes échangèrent une chaleureuse poignée de main.

— J’aurais dû me douter que vous viendriez, prince, dit Richard Bayley. La vente d’hier, j’imagine ?

— Bien sûr, mais de toute façon j’avais envie de venir voir comment se débrouille notre ex-futur procureur de la République aux prises avec les témoins des siècles passés !

— À merveille ! Il a une profonde culture et il ne cesse de la compléter, soutenu par l’image de son père qu’il souhaite par-dessus tout égaler ! Il est touchant de piété filiale… et vous serez étonné lorsque vous verrez la rue de Lille. À coups d’annonces dans les journaux, il a récupéré presque tous les anciens serviteurs – à l’exception de ce pauvre Lucien Servon bien entendu ! – et il traque tous azimuts les meubles dispersés ! Mais je vais vous annoncer, il est dans son bureau…

Il n’en eut pas la faculté : jaillissant dudit bureau, le nouvel antiquaire se figeait au seuil un instant puis, soudain rayonnant, lançait un :

— Aldo… qu’il corrigea aussitôt, confus : Prince Morosini ! Veuillez m’excuser ! La surprise…