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— Il n’y a rien à excuser, mon garçon ! En m’appelant ainsi, tu me rends ton âge. Et c’est bien agréable ! Comment appelles-tu Vidal-Pellicorne lorsqu’il vient te voir ? Car je suppose qu’il vient ?

— Oh oui, et c’est toujours un plaisir ! Je lui dois tant !

— Alors comment l’appelles-tu ?

— Adalbert ! avoua le jeune homme en devenant rouge brique. J’ai eu un peu de mal dans les débuts, mais il y tient !

— Moi aussi, figure-toi ! Tu m’offres un verre ? Si toutefois tu as conservé les traditions paternelles…

— Je les cultive, alors je ne vais pas déroger à celle-là ! Fermez la boutique et venez nous rejoindre, Monsieur Bailey ! J’ai fait rentrer du whisky la semaine dernière !

— Je n’en doute pas, mais vous serez mieux seuls pour cette première visite et j’ai à examiner les deux encoignures Louis XVI que nous avons reçues hier !

Ce ne fut pas sans émotion qu’Aldo se retrouva dans la pièce élégante et confortable où tant de fois il avait rejoint son vieil ami Gilles Vauxbrun qui, au retour de la guerre, avait guidé ses premiers pas, forcément hésitants, dans le domaine de la haute antiquité. Spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, Vauxbrun n’acceptait chez lui que le meilleur et le plus authentique, ayant passé sa vie à traquer un peu partout dans le monde les merveilles arrachées aux palais français – et surtout à l’incomparable Versailles – par la tourmente révolutionnaire, sans oublier de se constituer au passage une assez jolie collection.

Il revit le long bureau Louis XV signé Riesener avec ses admirables bronzes de Thomire, les tapisseries de la Savonnerie qui servaient de décor, les tabourets en X de bois doré tendus de brocart corail où s’asseyaient les duchesses au temps des rois, les douces reliures aux ors patinés, la cheminée de marbre rose et le grand tapis – Savonnerie, lui aussi ! – qui couvrait la totalité de la surface de la pièce.

Faisant preuve d’une infinie délicatesse, François-Gilles abandonna son visiteur un moment afin de laisser l’émotion s’apaiser, lui accordant même celui d’effacer une larme indiscrète, avant de lui tendre un ballon de cristal contenant une dose confortable de fine Napoléon, s’étant souvenu qu’Aldo la préférait au whisky. Morosini lui sourit.

— Tu ne regrettes pas trop la magistrature ?

— De moins en moins ! Je ne me suis jamais senti respirer aussi librement qu’ici ! Ce métier est de loin plus passionnant que celui de requérir au nom des lois de la République !

— Qu’en dit ta mère ?

— Maman ? Elle est enchantée. Elle est venue habiter chez moi depuis quelque temps pour veiller aux plus petits détails afin que la maison ressuscite et redevienne comme du vivant de mon père… Mais il faut que vous veniez dîner un soir prochain avec Adalbert, Mme de Sommières et Mlle Marie-Angéline ! Elle a tellement envie de les connaître !

— Croyez bien que c’est réciproque. Nous accepterons avec joie ! Mais à propos de connaissance, j’ai aperçu, en arrivant, la baronne von Etzenberg qui sortait de votre magasin…

— Vous voulez dire Mrs Belmont ? Elle ne veut plus que l’on se souvienne de son nom ni de son titre allemand. Elle veut porter seulement celui dont elle signe ses œuvres ! Elle aussi était fort émue en entrant ici : elle m’a appris que mon père avait organisé naguère une exposition de ses sculptures qui avait eu un gros succès !

— Succès largement mérité ! Elle a énormément de talent. Quant à ton père, je ne te cacherai pas qu’il était très amoureux d’elle !

— Ah bon ? Mais alors… pourquoi ce mariage désastreux… que je comprenais parfaitement…

Aldo se mit à rire.

— Le cœur de ce cher Gilles, attaché cependant dur comme fer à son célibat, n’en était pas moins des plus inflammables ! En quatre ans, je l’ai vu s’éprendre de quatre femmes. Dans l’ordre : une danseuse tzigane, Mrs Belmont, une belle mais inquiétante Italienne et enfin celle qui a réussi à le mener au mariage.

— Quatre… En quatre ans ? souffla François-Gilles, abasourdi.

— Eh oui ! Il plaisait ! Adalbert t’en racontera tout autant. Mais pour en revenir à Mrs Belmont qui, si j’ai bien compris, est venue en pèlerinage, il m’a semblé qu’elle n’était pas seule…

François-Gilles haussa les épaules.

— Difficile de ne pas le remarquer ! C’est un monde à lui tout seul, cet homme-là ! Un condensé de la commedia dell’arte mais qui se veut amusant... et il l’amuse !

— C’est ce que j’ai cru remarquer, murmura Aldo, mi-figue mi-raisin.

— Mais, au fait, c’est un compatriote à vous… enfin presque, puisqu’il n’a pas la chance d’être né à Venise ! Le comte… Fanchetti ! C’est ça ! Ottavio Fanchetti ! Un Napolitain, je crois !

— Un Méridional, je l’aurais juré ! grogna Aldo avec un reniflement fort peu élégant. Tu ne saurais pas où elle l’a déniché, par hasard ?

— Si. Sur le bateau… Une de ces relations de traversée sans doute ! Vite rencontrées, vite oubliées, comme vous le savez, mais celui-là a l’air de s’accrocher, émit sur le mode lénifiant le jeune homme qui, de son temps de substitut de procureur de la République, avait gardé un certain art de déchiffrer les physionomies de ses contemporains ! Encore un peu de fine ?

Aldo se leva.

— Non merci ! Il faut que je rentre rue Alfred-de-Vigny… mais je t’emmène, si tu veux ? Tante Amélie et Marie-Angéline seraient ravies de te voir !

— J’aimerais bien mais j’ai, à 2 heures, un rendez-vous à Versailles ! Cependant je vous rappellerai cette invitation ! Je serais tellement content de les revoir !

— Pourquoi n’as-tu pas donné de tes nouvelles alors ?

— Je… je n’osais pas ! Mme de Sommières m’impressionne !

— Pas à ce point-là, j’espère ? J’arrangerai ça ! Et je te téléphone pour prendre date !

Tandis qu’Aldo, après avoir bavardé un instant avec M. Bayley, commençait à remonter la rue de la Paix pour rejoindre sa voiture, Helen Adler, la femme de chambre de Pauline que celle-ci avait envoyée faire quelques achats à la Grande Maison de Blanc, revenait vers le kiosque à journaux, attirée par une photo qui avait frappé son regard en passant devant. Elle acheta la parution puis, gênée par les paquets dont elle était encombrée, elle glissa le journal sous son bras afin de pouvoir traverser la rue Daunou sans se faire écraser, effleura des yeux les vitrines noir et or de Cartier, enfin, talonnée sans doute par le besoin de s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé, se livra à une espèce de gymnastique destinée à libérer une de ses mains dans le but de lire l’éditorial qui l’avait si inopinément interpellée. Elle réussit seulement à faire tomber trois de sa demi-douzaine de menus colis dont l’un roula jusqu’aux pieds d’Aldo qui manqua s’étaler, laissa échapper un juron mais s’en excusa aussitôt en s’apercevant qu’il s’adressait à une femme :

— Veuillez me pardonner, Madame, et permettez que je vous aide !

Le journal était tombé en premier, à demi déplié. Il le ramassa.

— Oh, merci, Monsieur, mais c’est bien inutile de vous déranger, je suis presque arrivée…

Elle parlait un français correct teinté d’un léger accent anglais. Âgée d’une quarantaine d’années, elle joignait un charmant sourire à des traits réguliers qui ne manquaient pas de caractère, des yeux bleus, des cheveux blond foncé s’échappant d’une toque, noire comme la pelisse qui l’enveloppait.

Visiblement, le quotidien était en surnombre. Aldo le roula et le lui remit sous le bras.

— Je pense, dit-il en lui rendant son sourire, qu’il vaut mieux attendre d’être chez vous pour vous informer des nouvelles…

— C’est plus sage, en effet. Merci, Monsieur.

Sur un signe de tête amical, elle traversa la rue des Capucines puis tourna le coin de la place Vendôme… Sans trop savoir pourquoi, Aldo fit demi-tour et la suivit. Il y avait pas mal d’allées et venues car il était midi. Constatant que son inconnue s’engouffrait dans l’entrée principale du Ritz, il vira, voulut repartir afin de récupérer sa voiture et… tomba littéralement dans les bras de Belmont qui s’esclaffa :