— C’est bien ça, l’inquiétant, dit Adalbert. Tu déprimes parce que tu te sens inutile ! Or tu es quelqu’un de plutôt actif… parfois à la limite de l’agité…
— Agité toi-même ! grogna Aldo. Cela fait une semaine que je suis ici et regarde où nous en sommes : on sait que Mme d’Anguisola a été assassinée et que ses bijoux se promènent dans le vaste monde au lieu de reposer béatement sous un iceberg ; le témoin du meurtre a été attaqué, elle n’est pas morte mais ne vaut guère mieux et elle peut végéter dans le coma durant des années…
— … par souci de son confort autant que pour assurer plus efficacement sa sécurité que dans le tohu-bohu de l’Hôtel-Dieu, on l’a transportée dans une clinique privée où le professeur Aulagnier a ses habitudes, enfin son assassin court toujours, sans que l’on ait la plus petite idée de ce à quoi il peut ressembler. Toi, tu es chargé de retrouver – une fois de plus ! – un bijou introuvable pour lequel tu n’as pas le plus minuscule fil conducteur et, pour mettre un comble à tes douleurs, ton nid douillet de la rue Alfred-de-Vigny le devient beaucoup moins grâce à l’œil accusateur dont te couve notre Marie-Angéline, quand tu pointes ton nez à l’horizon – à ce propos, tu peux t’installer ici autant que tu veux ! – comme si tu sortais tout droit du lit de Pauline…
— Adalbert ! protesta Aldo, choqué.
— Tu permets ? Nous autres, les Vidal-Pellicorne, avons l’habitude d’appeler un chat un chat et notre chère Pauline est devenue la bête noire de Plan-Crépin. Ce que Tante Amélie supporte aussi mal que possible !
— Qui t’as raconté ça ?
— Mon petit doigt ! Blague à part, tu n’as pas entendu l’autre soir, quand les Belmont sont venus dîner et que John-Augustus a déclaré qu’il n’allait sans doute pas tarder à rentrer chez lui, le ton légèrement vinaigré dont a usé notre héroïne pour lui demander s’il n’avait pas peur de laisser sa sœur toute seule exposée à toutes sortes de tentations ?
— Oh, que si, j’ai entendu ! J’avoue que je l’aurais volontiers giflée !
— Après leur départ, notre marquise l’a envoyée se coucher en lui conseillant vivement d’adresser une longue prière à sainte Prisca ! Je te parie qu’elle a dû la menacer de l’expédier garder les vaches au Pays basque si elle ne mettait pas un frein à ses humeurs belliqueuses !
— Tu pourrais avoir raison. Si c’est ça, il ne me reste qu’une solution : regagner mes pénates ! Je vais écrire à Wishbone que j’ai trop à faire pour me lancer sans la plus infime indication sur une piste refroidie sans doute depuis longtemps… Comme ça, tout le monde se calmera !
Adalbert attrapa la bouteille de vieil armagnac pour en resservir une généreuse ration dans leurs deux verres…
— Seulement, mon pauvre vieux, tu n’as pas la moindre envie de revoir la place Saint-Marc… et le fastueux palais Morosini en laissant notre belle amie livrée seule aux entreprises libidineuses d’un gentillâtre napolitain dans le cadre enchanteur de ce bon vieux Ritz !
Aldo s’empara de son verre et en huma le contenu. Adalbert venait d’appuyer précisément sur le point sensible. Le Ritz, justement, qui avait abrité leur unique nuit d’amour ! Et ça faisait bigrement mal ! Bien plus qu’il ne l’aurait cru !
Comme il s’attardait à déguster l’alcool, Adalbert se pencha et posa une main compatissante sur le genou de son ami.
— C’est si douloureux ? fit-il doucement.
— Oui… Non ! s’écria-t-il soudain comme on appelle « au secours ». Je crois que j’aurais préféré ne plus la revoir…
— … plutôt qu’escortée par cet Antinoüs exotique habillé à Rome et qui se donne des airs de propriétaire…
— Et qui la fait rire ! Rire ! ragea Aldo. Comme une vulgaire midinette en goguette avec le coq du village !
— Les midinettes ne fleurissent guère dans les villages, mon bon, avec ou sans coq, fit remarquer Adalbert. Mais je comprends ce que tu ressens : la déesse de la beauté a sauté à bas de son socle de marbre pour aller s’encanailler à la foire ! Et tu ne le supportes pas.
— Je la croyais… exceptionnelle !… Comme l’ont été ces quelques heures vécues dans ses bras, volées en quelque sorte au Destin…
— Tais-toi ! Tu vas te faire plus mal encore ! Qu’au moins cela te reste ! conseilla courageusement Adalbert qui, cependant, brûlait d’en apprendre davantage. Quoiqu’il eût une vague idée du moment où se situaient les quelques heures en question : pendant l’exposition de Versailles, lorsque Aldo s’était rendu à Zurich discuter avec son beau-père. Au retour, il y avait eu un laps de temps vide que l’on avait expliqué un peu n’importe comment… Mais en rentrant au Trianon Palace, Aldo irradiait littéralement : une euphorie qu’une nuit passée à dormir seul dans un sleeping procurait rarement !
— Tu as raison ! soupira Aldo. Il vaut mieux tirer le rideau et revenir à la vie quotidienne. Ce soir, je vais écrire à Wishbone, faire…
— Je t’arrête tout de suite. Ton Wishbone, je ne sais pas où il est, mais ta lettre aurait sûrement du mal à l’atteindre. Lucrezia Torelli, sa chanteuse bien-aimée, va se produire au Covent Garden de Londres et ensuite à Paris.
— Quand ?
— Incessamment ! J’ai dû lire ça hier dans je ne sais plus quel canard ! S’il revient – il va revenir, j’en suis certain – tu vas le voir rappliquer dans ta lagune pour te traîner aux pieds de son idole afin de lui promettre que tu vas consacrer tous tes efforts à lui donner satisfaction. Tu ferais mieux de rester encore… quelques jours.
— Tu crois ?
— Absolument. D’ailleurs est-ce que Lisa ne t’avait pas dit qu’elle viendrait faire le tour des couturiers ?
— Elle ne l’avait pas juré, mais j’y comptais un peu. Seulement les jumeaux ont jugé bon d’effectuer un plongeon synchronisé dans le canal en batifolant sur la gondole de Zian. Résultat, ils ont pris froid…
— Ce n’est pas grave, j’espère ?
— Non. J’ai eu Guy Buteau au téléphone : un simple rhume, mais tu sais comment est Lisa !
— Plus mère poule on ne fait pas ! Tu ne penses pas qu’il faudrait peut-être ouvrir l’ère des fessées pour ces deux lurons ?
— Tu veux rire ? Procédé barbare inconnu en Suisse ! L’éducation idéale s’obtient par le raisonnement et le sens des responsabilités…
— Avec des mouflets de cinq ans ? Je rêve !
— Tu sais bien que non. Souviens-toi de notre retour d’Égypte au printemps dernier ! Lisa espère d’ailleurs que je ne vais plus tarder ! Alors Wishbone ou pas, je vais reprendre mon train bien-aimé !
— Tu vas dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je ne suis pas d’accord ! Dieu sait l’affection que je porte à Lisa, mais il serait temps qu’elle regarde elle aussi les réalités en face. Qu’elle adore sa progéniture, personne ne le lui reprochera, au contraire, mais je te connais suffisamment pour deviner qu’un jour viendra où tu te mettras à ruer dans les brancards. Tu n’es pas un fonctionnaire astreint à des heures fixes, que diable ! Et elle est assez intelligente pour savoir qu’on ne fait pas d’un cheval de course un cheval de trait ! Je lui en avais touché un mot…
— Et qu’a-t-elle répondu ?
— Qu’elle préférait un mari bien vivant à un mari mort, qu’il y avait un temps pour tout dans la vie et que celui des grandes aventures ne lui semblait plus de saison ! J’aurais dû lui répondre qu’il risquait de laisser la place à celui des aventures... extraconjugales !
— Je parierais qu’elle le sait… et même qu’elle le redoute. Cette fois particulièrement !
— Ah !
— Il est donc inutile de l’inquiéter pour rien. Je fais mes valises… et toi tu viens dîner ce soir rue Alfred-de-Vigny qui, je l’espère, retrouvera paix et sérénité après mon départ !
— Ça, c’est moins sûr !… Mais ma proposition tient toujours de venir t’installer ici. Quelque chose me dit que tu n’es pas encore parti !
Sa phrase était à peine achevée que le téléphone sonnait. Il décrocha, émit deux ou trois « oui », un « d’accord ! » et raccrocha.