— C’est le Quai des Orfèvres. Langlois voudrait nous voir tout de suite !
— Il voudrait ou il veut ?
— Comme si ça avait de l’importance ! Et comme on n’a rien de plus amusant à faire…
Une demi-heure plus tard, la jolie petite Amilcar rouge de l’égyptologue les déposait devant l’agent de police de garde qui les salua avec bonne humeur. Ils étaient venus si souvent qu’à la P.J. tout le monde les connaissait. Le planton leur confia même :
— Paraît que le patron est à cran !
— Merci de nous prévenir mais on a l’habitude ! fit Adalbert. Et on ne vient pas prendre le thé !
À l’instar de son occupant, l’imposante pièce impartie au commissaire principal Langlois offrait aux regards ses classeurs sévères, son beau tapis aux couleurs vives dont le maître des lieux réchauffait le plancher de la République, la photo du président de ladite République, M. Albert Lebrun, celle du commissaire Langevin, prédécesseur illustre et modèle de Langlois, et, posé sur le grand bureau encombré, l’attendrissant petit vase de luxueux cristal – le précédent en barbotine avait eu des malheurs ! – dans lequel trempaient un bouquet de violettes de Parme et un œillet grenat, assorti à la cravate du jour et que Langlois avait dû oublier de glisser à sa boutonnière… Langlois lui-même, debout près de la haute fenêtre et les mains dans les poches, regardait au-dehors quand le planton introduisit les visiteurs auxquels il désigna deux chaises en retournant à son bureau.
— On dirait que ça ne va pas fort ? hasarda Aldo.
— Jugez vous-même : on a tenté d’assassiner Miss Adler dans sa clinique.
— Si vous dites tenté, c’est que l’on n’a pas réussi, commenta Adalbert.
— Non, mais l’homme de garde était un jeune : au lieu de viser aux jambes, il l’a tué net !
— Ce qui vous ôte toute possibilité de l’interroger.
— Exact ! Tout ce que j’ai appris c’est qu’il s’agit d’un truand italien – vraisemblablement un mafioso… à moins qu’il ne soit un homme de main des fascistes – nommé Giuseppe Nardi. On va essayer d’en savoir davantage, bien entendu…
— Mais qu’est-ce qu’on y peut ? émit Aldo.
— Convaincre vos amis Belmont d’accepter de caser Miss Adler dans un endroit moins luxueux peut-être mais plus sûr ! J’ajoute qu’à la clinique l’effet a été désastreux sur les autres clients.
— Vous voulez la ramener à l’Hôtel-Dieu ?
— Non. C’est trop fréquenté ! Sauf s’ils veulent la rapatrier en Amérique, je pense à un établissement psychiatrique. Certains – coûteux d’ailleurs, mais cela semble de peu d’importance ! – sont mieux gardés que des coffres-forts et on peut les renforcer d’hommes armés et triés sur le volet…
— Je ne vois pas pourquoi ils n’accepteraient pas, dit Aldo.
— Parce que le terme psychiatrique va les choquer et que, chez eux, on compartimente les malades. Une femme saine chez les fous… ils ne vont pas aimer.
— Elle est dans le coma, objecta Adalbert. Ce qui signifie que l’on ne sait absolument pas en quel état est son cerveau. En outre, je suppose qu’elle recevra les soins nécessaires et qu’au cas où elle reprendrait conscience vous en seriez averti aussitôt ?
— Évidemment. Voulez-vous essayer ?
— Pourquoi pas ? répondit Morosini. Mais je crois sincèrement que, présentées par vous, ils se rendraient à vos raisons ! Ils sont remarquablement intelligents, vous savez ?
— Oui, mais je suis pour eux un policier inconnu alors que vous êtes des amis… et le transfert pourrait avoir lieu dans le plus grand secret !
Adalbert se releva.
— La cause est entendue, commissaire ! On y va !
— Tu pourrais peut-être y aller seul ? proposa Aldo quand ils rejoignirent la voiture.
— Hors de question ! Il faut qu’on soit deux ! Tu oublies le bel Ottavio ! S’il est là, il faut qu’il y en ait un pour détourner son attention. Rappelle-toi qu’il est collant comme une arapède à son rocher… et qu’il est napolitain… donc compatriote du petit truand de Langlois ! Ça m’a frappé. Pas toi ?
— Ma foi, non !
Avant de mettre en marche, Adalbert considéra un instant son ami.
— Décidément, ça ne s’arrange pas chez toi ! Mais je te rassure, s’il est présent, c’est moi qui m’en occuperai !
Or il y était. L’heure du thé battait son plein et, si John-Augustus brillait par son absence, Pauline, assise à une table fleurie près d’une fenêtre donnant sur le jardin, sacrifiait à l’agréable rite mondain en compagnie d’Ottavio Fanchetti en ayant l’air d’y prendre un certain plaisir. Un léger éclat de rire venait de lui échapper avant qu’elle ne porte sa tasse à ses lèvres.
— Les choses se présentent mal ! maugréa Morosini. Vas-y, toi ! Je vais t’attendre dans le hall !
— J’y vais, oui, mais toi, ce n’est pas dans le hall que tu vas patienter, c’est dans le salon de Psyché. Je t’envoie Pauline et, de mon côté, je dégusterai quelques pâtisseries avec Roméo. Allez ! Un peu de courage, que diable ! C’est d’une communication officielle qu’il s’agit et même d’un drame ! Tu n’as pas besoin d’une guitare pour charmer !
Le ravissant salon au décor Louis XVI avec meubles d’époque était vide, bienheureusement vide. Afin d’effacer toute idée d’intimité, Morosini ne s’assit pas et même se mit à arpenter de long en large le tapis d’Aubusson, ce qui eut pour avantage de calmer le rythme un peu trop rapide de son cœur. Il n’attendit pas une éternité.
— Vous désirez me parler, Aldo ? émit la voix paisible de Pauline.
Il se retourna pour lui faire face et s’incliner, mais il ne s’approcha pas. Cependant son regard s’adoucit sans qu’il en eût conscience. Elle était très belle dans une simple robe de velours noir que magnifiait une coulée de perles nouées négligemment, assez semblable à celle que portait l’autre jour Jeanne Toussaint. Sur l’ébène brillant de ses cheveux coiffés en chignon sur la nuque, elle portait un minuscule chapeau dont la voilette, amarrée par une agrafe de perles, ne tombait qu’au bout du nez.
— Oui, Pauline, et je vous demande d’excuser la façon cavalière de cette invitation mais, en l’absence de votre frère, vous seule pouvez entendre ce que j’ai à dire. J’ajoute que je suis seulement l’émissaire du commissaire Langlois ! Sans cela, je ne me serais jamais permis de vous déranger.
— Un ami ne dérange jamais… et nous pourrions peut-être nous asseoir ? proposa-t-elle enjoignant le geste à la parole. Qu’avez-vous donc à me dire de si solennel ?
Au demi-sourire dont elle accompagna ces quelques mots, il crut sentir qu’elle se moquait un peu de lui.
— Jugez vous-même : votre femme de chambre vient d’échapper à un nouvel attentat.
— Quoi ?
— Rassurez-vous, elle n’a rien et ne s’en est pas rendu compte. Malheureusement l’un des deux policiers en poste devant sa chambre est un jeune qui a été trop rapide ou trop adroit : il a tué net l’agresseur, ce qui nous prive d’en obtenir des aveux éventuels. C’était un Napolitain nommé Nardi.
Cette fois, elle ne souriait plus et, sous sa voilette, ses beaux yeux couleur de nuage semblaient encore agrandis.
— Comment se fait-il que l’on vous ait chargé de nous apprendre la nouvelle ? Le commissaire Langlois…
— … redoute vos réactions devant la proposition qu’il veut vous faire. Comme on ignore la durée d’un coma qui peut s’achever demain ou dans dix ans… et le danger qui en résulte, la clinique où vous l’aviez mise refuse de la garder. Les clients ont protesté… Quant à l’Hôtel-Dieu, il est beaucoup trop accessible, comme vous le savez, aussi Langlois voit-il une seule solution pour un séjour qui peut durer mais il craint que cela ne vous convienne pas : il s’agit d’une clinique psychiatrique de haut niveau, ne recevant que des malades importants et donc sévèrement gardée. Les visites y sont pratiquement interdites mais le confort est parfait. Elle est située hors de Paris et en contact permanent avec la Sûreté… assez onéreuse bien sûr, mais cela ne compte guère pour vous et, à l’exception de votre frère et de vous, l’adresse devra en être ignorée de tout votre entourage.