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— Dis-moi, demanda le rescapé, tu n’aurais pas un peu perdu de vue ce qui nous amène dans cet endroit ? Charmant au demeurant, mais nous allons peut-être découvrir un véritable drame.

— Raison de plus pour l’aborder en pleine forme !

Un quart d’heure plus tard, nantis chacun d’une chambre claire et fleurant bon le linge frais où ils ne s’attardèrent que le temps de se laver les mains et de se donner un coup de peigne, ils prenaient place à une table proche de la vaste cheminée à l’ancienne où brûlaient trois grosses bûches pour « dégourdir l’atmosphère », comme le précisa Joséphine Maréchal, la patronne, en venant prendre leur commande. D’un commun accord, ils optèrent pour les rillettes locales, une alose de Loire au beurre blanc et un poulet aux champignons : ce sympathique programme arrosé, bien entendu, d’un vin de Chinon d’une année particulièrement réussie et, pendant un moment appréciable, on n’entendit dans la salle que le cliquetis des couverts, quelques appréciations laudatives et le bruit de papier froissé généré par le seul client qui, près des fenêtres, lisait un journal derrière lequel il disparaissait la plupart du temps.

Le patron arriva avec le café. Sous la toque blanche qui lui mettait la tête à mi-chemin des pieds, c’était un petit homme rond de partout : le visage, le nez, les yeux, la bedaine tendant sans un faux pli le tablier blanc immaculé. S’il n’avait arboré une imposante moustache grisonnante, on aurait pu le prendre pour le jumeau de sa moitié tant ils se ressemblaient. Son sourire dévoilait un assortiment judicieux de dents blanches et de dents en or.

— Ces messieurs sont-ils satisfaits ? demanda-t-il en disposant sur la table trois verres ballon qu’il emplit aussitôt avec le contenu à peine doré de la bouteille qu’il serrait sous son bras.

— Tout à fait ! fit Aldo. C’était remarquable ! Je n’avais pas vraiment faim mais je me suis régalé… au point d’avoir un brin sommeil !

— Goûtez mon eau-de-vie de poire ! Elle vous réveillera… à moins que vous ne préfériez une petite sieste ?

— Je ne dirais pas non, répondit Adalbert après avoir « tasté », mais on n’est pas ici pour dormir, hélas ! On verra ce soir !… Votre poire est géniale ! J’en reprendrais volontiers une lichette. C’est vous qui la faites ?

— Non. C’est le frère de Mme Maréchal. Il met toutes sortes de fruits en tonneaux !

— On en avait déjà entendu parler par un ami, reprit Aldo. Un ami qui d’ailleurs devrait être ici…

— Ah bon ? C’est un client habituel ?

— Habituel, non… Il est venu deux ou trois fois au château au temps de ce pauvre Van Tilden qui, chose rare, lui accordait de bonne grâce un moment d’entretien. On sait qu’il descendait chez vous et, pour ne rien vous cacher, c’est lui que nous venons rejoindre.

— Il s’appelle comment ?

— Berthier, Michel Berthier… du  Figaro. Vous avez dû le voir ces jours-ci ?

La bonne figure épanouie de l’hôtelier eut tout à coup l’air de rétrécir. On put même craindre, un instant, qu’il ne se mette à pleurer.

— Le journaliste ? émit-il à voix presque basse. C’est l’un de vos amis ?

— Oui, répondit Adalbert. C’est un confrère… et même assez souvent un concurrent !

— Vous êtes de la presse, vous aussi ?

— Exact ! Moi, je suis Lucien Lombard de  L’Intran et mon copain c’est Morlière de  L’Excelsior… On ne serait pas venus si la femme de Berthier ne nous avait appelés parce qu’elle est inquiète. Il paraît que son mari avait déniché un scoop dans le coin. Évidemment, il ne lui a pas expliqué de quoi il retournait, mais il devait partir pour deux jours. Or ça en fait quatre et il ne lui a plus donné signe de vie, contrairement à son habitude !

— Il lui raconte tout ce qu’il fait ?

— Quasiment. Ils sont jeunes mariés et parents d’un bébé de quelques mois. Ils se sont connus pendant une affaire pénible où elle a été blessée. Alors elle s’affole facilement ! Il faut comprendre !

— Mais comme il a dû venir ici, il vous a peut-être dit quelque chose ? intervint Morosini.

— Eh non ! Il ne m’a rien dit pour la simple raison qu’on ne l’a pas vu ! Enfin, je veux dire qu’on ne s’est pas parlé. Je n’ai pu que voir passer sa voiture.

— Elle se dirigeait de quel côté ?

— Vers le château… enfin vers le haut du village.

— Il allait visiter quelqu’un ? Parce que, évidemment, dans le château il n’y a plus grand monde !

— Détrompez-vous ! Il est à nouveau occupé !

— Par qui ?

— Un étranger… un certain M. Catannei, malade de surcroît. Il est arrivé en ambulance. C’était, paraît-il, un ami de M. Van Tilden et, comme il aimait particulièrement le château où il est venu plusieurs fois, il l’a loué à la mairie pour une durée indéterminée. On en avait parfaitement le droit puisque le domaine nous appartient…

— On ? s’étonna Morosini.

— Je suis conseiller municipal… et comme ce monsieur proposait un prix plus que raisonnable, il n’y avait aucune raison de lui refuser, au contraire : il a amené des domestiques et la maison sera bien entretenue.

— À quoi ressemble-t-il ? demanda Adalbert.

— Ma foi, je l’ignore. Il ne s’est pas encore montré dans le village. Seul Monsieur le maire l’a… entrevu. D’après lui, notre locataire est très âgé mais apparemment très gentil.

— Ce n’est pas incompatible, sourit Aldo. Mais revenons-en à Berthier. Vous dites que vous l’avez vu passer. Et c’est tout ?

Maréchal resservit de la poire, hésita un instant, puis attira une chaise et s’installa.

— Écoutez, ça ne sert à rien de tourner autour du pot ! Autant vous raconter tout de suite. Votre copain, il allait chez Louis Dumaine, un ancien serviteur du château qui habite une jolie petite maison au bout du village. On ne sait pas combien de temps il y est resté ni quand il est parti… sans doute aux environs de 11 heures du soir d’après le médecin légiste.

— Le médecin légiste ? s’exclamèrent les deux hommes d’une seule voix.

— Ben, oui. Ça va vous faire un choc, mais le lendemain matin, on a retrouvé Dumaine assassiné.

Ce fut d’abord le silence. Ni Aldo ni Adalbert n’en croyaient leurs oreilles. Ce fut le second qui réagit en premier :

— Vous n’imaginez tout de même pas que c’est Berthier qui l’a tué ?

— Et qui d’autre ? Personne ne l’a revu. Quelqu’un a entendu sa voiture repartir. Les gendarmes le recherchent toujours, mais il doit être loin…

— Pas chez lui en tout cas puisque sa femme est malade d’inquiétude ! En outre au  Figaro ils ne savent pas ce qu’il a pu devenir…

— Vous pensez bien qu’après avoir fait son coup il a dû filer le plus loin possible avec ce qu’il était venu chercher…

— Il n’est pas venu chercher quelque chose mais apprendre quelque chose et si vous voulez tout savoir, c’est ce Dumaine qui l’a appelé…

Emporté par son élan, Adalbert allait sans doute en dire plus qu’il ne convenait – après tout, même conseiller municipal, même étoilé au  Michelin et pourvu d’une bouille sympathique, le digne aubergiste n’était peut-être pas blanc bleu –, aussi Aldo intervint-il :

— … et il ne devait pas mourir d’envie de se faire trucider. Qui mène l’enquête ?

— Les gens de Chinon, forcément. C’est à deux pas et c’est la sous-préfecture. On nous a envoyé l’inspecteur Savarin et, croyez-moi, s’il a un nom succulent, c’est vraiment tout ce qu’on lui a trouvé. Il soupçonne tout le monde.

— Il faudrait s’entendre, reprit Aldo. Il soupçonne Berthier, non ?

— Je vous l’ai dit !

— Alors pourquoi tout le monde ?

— Parce qu’il est comme ça et comme vous n’allez pas tarder à le voir, vous pourrez en juger !

Les deux complices échangèrent un regard. Si ce Savarin ressemblait à Lemercier, le policier de Versailles, ils couraient tous les deux à la catastrophe, surtout en se baladant sous une fausse identité.