En dépit de ses idées sombres, il se laissa séduire par ce qu’il voyait. La campagne était ravissante et il aima tout de suite Chinon, ses maisons blanches coiffées d’ardoise bleutée étirées le long de la Vienne, sous l’œil débonnaire d’une monumentale statue de Rabelais, d’une autre plus guerrière de Jeanne d’Arc et sous la protection d’une immense ruine féodale accrochée au coteau. Des platanes la soulignaient, faisant de ses quais une agréable promenade qu’il devait faire bon, le soir, longer en compagnie d’un cigare en regardant les étoiles se refléter dans l’eau. La Vienne, à cet endroit, était toute proche de son union avec la Loire. Elle était large, splendide et toute bruissante du cri des martins-pêcheurs. Une île qu’enjambait le pont gisait en plein milieu comme un joyau entre deux rubans d’argent.
Élevé par une mère restée française au fond du cœur, il n’ignorait rien d’une histoire dans laquelle l’épopée de Jeanne, la Pucelle aux voix célestes, occupait une belle part. Or c’était à Chinon qu’elle avait rejoint le roi Charles, puis joué un rôle si éclatant en donnant la chasse aux Anglais. En dépit de ses soucis, Aldo aurait aimé errer dans les rues étroites, si typiquement médiévales, qui avaient vu parader la jeune fille sur son cheval blanc. Il imaginait la curiosité mâtinée de ferveur chez ceux qui la regardaient passer. Elle devait être…
Un coup de coude dans les côtes le ramena sur terre.
— Tu sais qu’on est à deux doigts de l’arrestation ?
— Euh… oui.
— Et ça t’enchante à ce point-là ? À quoi penses-tu avec ce sourire ?
— Je suis retourné cinq siècles en arrière. À Jeanne d’Arc montant au château. C’est si facile de l’imaginer dans ce merveilleux vieux quartier que les gens du pays ont si intelligemment su conserver !
— Pense plutôt à ce merveilleux commissariat de police fleurant joyeusement la sueur et le tabac refroidi.
Adalbert se trompait. Occupant quelques pièces du rez-de-chaussée de la mairie, le commissariat était un modèle d’ordre et de propreté sentant bon l’encaustique et le café. Savarin les introduisit dans un couloir vitré contre les murs duquel s’alignaient des bancs qu’on les invita à occuper avant que leur mentor ne s’éclipse par la porte du fond qui, elle, n’avait pas de carreaux. Sans doute le bureau du patron où Savarin disparut en oubliant de frapper… Il en ressortit presque aussitôt, visiblement mécontent, s’assit entre ses deux « suspects », poussa un énorme soupir, extirpa une pipe de sa poche et entreprit de la bourrer.
— On peut en faire autant ? demanda Adalbert, mais il n’eut pas le loisir de prendre la sienne : la porte s’ouvrait et le commissaire en sortit, escortant avec toutes les marques du respect un homme d’un âge respectable, très grand et très maigre qu’il accompagna au bout du couloir tandis que, rassemblant ses troupes, Savarin les propulsait dans le bureau déserté où le commissaire Desjardins revint peu après pour considérer ces bobines nouvelles qu’on lui amenait.
— Qui sont ces messieurs ? s’enquit-il en leur désignant deux chaises.
— Les suspects que je vous ai annoncés, patron ! Des amis de l’assassin dans l’affaire Dumaine.
— En quoi sont-ils suspects ?
— D’abord d’usage de fausse identité. Je les ai trouvés à l’auberge de Maréchal où ils venaient déjeuner en usurpant la qualité de journalistes.
— Que nous ne sommes pas, je l’admets volontiers, Monsieur le commissaire, coupa Adalbert. Seulement des amis de ce pauvre Berthier – qui lui en est un vrai – envoyés à sa recherche sur la prière de sa jeune femme qui n’a plus de nouvelles depuis quatre jours. Il nous est apparu que nous aurions les coudées plus franches en nous présentant sous le couvert de membres de la presse pour essayer de savoir ce qu’il est devenu. C’est un remarquable reporter et un charmant garçon…
— Remettons à plus tard le plaidoyer ! Qui êtes-vous en réalité ?
Savarin lui tendit les titres d’identité ouverts et il donna d’abord la priorité au passeport, relevant aussitôt un sourcil surpris.
— Prince Morosini, de Venise ? Peste ! Il me semble que depuis quelque temps nous intéressions beaucoup nos voisins italiens ! Et vous, Monsieur… ?
— Vidal-Pellicorne ! Adalbert Vidal-Pellicorne ! C’est à n’y pas croire ! Mais je suis sûr de ne pas me tromper !
En effet ce n’était pas Adalbert qui avait répondu à la question du commissaire, mais bien le vieux monsieur qui venait de sortir et qui faisait irruption dans le bureau. Sans plus de façons, il prit celui-ci aux épaules pour mieux l’examiner.
— Saperlipopette ! Si je m’attendais… Et qu’est-ce que vous fabriquez ici, mon garçon ?
— Vous le connaissez, Monsieur le professeur ? émit le commissaire.
— Je pense bien ! C’était mon meilleur élève à Janson-de-Sailly ! L’un des plus turbulents aussi ! Mais il a fait une sacrée carrière depuis et j’ai lieu d’en être fier, même si ce n’est pas dans la même partie que moi. Égyptologue, hein ?
— C’est ça ! exulta Adalbert avec un large sourire. Moi aussi, cela me fait plaisir de vous revoir, Monsieur le professeur ! J’ai eu également des échos de votre parcours : le Collège de France, n’est-ce pas ?
— S’il vous plaît, Messieurs, intervint Desjardins d’une voix plaintive. J’aimerais énormément que vous portiez votre attention sur ma modeste personne. Je souhaiterais savoir si vous connaissez aussi mon autre visiteur, professeur ?
— Pas du tout !
Adalbert prit la parole :
— Je vais remédier à cela : professeur, je vous présente le prince Aldo Morosini, expert international en joyaux anciens et aussi mon meilleur ami.
Le nouveau venu, qui ressemblait curieusement à une tortue à moustache et cheveux blancs habillée d’un ample manteau en tweed gris et d’une sorte de chapeau assorti, avança son grand nez pour mieux dévisager Aldo.
— Morosini de Venise ?
— On n’en trouve pas des masses ailleurs, fit observer Adalbert : Aldo, voici l’un des meilleurs historiens français – si ce n’est le meilleur ! –, le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure.
Ce fut au tour d’Aldo de relever les sourcils en regardant plus attentivement le personnage que cet examen semblait amuser follement :
— Roquelaure ? apprécia-t-il. Des ducs ?
— Vous en connaissez d’autres ? Il m’étonnerait ! Ne cherchez pas, mon garçon ! J’ai été moi aussi amoureux de ma cousine Isabelle, votre mère, avant qu’elle ne préfère aller soupirer à deux sous le pont adéquat. J’ajoute que j’ai furieusement détesté votre père… mais que je suis très content de vous connaître… cousin ! conclut-il en tendant une main qu’Aldo saisit avec enthousiasme, tandis qu’Adalbert éclatait de rire.
— Ça, c’est incroyable ! Si ça continue, je vais finir par croire qu’on a été frères dans une vie antérieure…
— Ce qui est incroyable, brama le commissaire au bord de la crise de nerfs, c’est que vous ayez choisi mon bureau pour vos retrouvailles familiales ! On se croirait dans une sacristie un jour de mariage royal ! Je vous rappelle que nous nous occupons d’un crime ! Alors, s’il vous plaît ! intima-t-il en désignant les sièges abandonnés.
— Excusez-nous, commissaire, plaida Aldo en allumant son plus séduisant sourire, mais admettez que ce qui nous arrive est peu courant…
— J’admets tout ce que vous voulez, à condition que nous revenions au but premier de votre visite : le meurtre de M. Dumaine et la disparition de votre ami Berthier. Pour votre identité, elle me paraît établie de façon… surabondante. Alors maintenant racontez-moi votre version des faits ! À vous, Monsieur…
— Vidal-Pellicorne ! souffla obligeamment le professeur qui s’installait au lieu de repartir, visiblement ravi de l’aubaine. Il va vous exposer la chose de façon magistrale. Ses conférences sont très courues… Bon, je me tais !
Ce fut en effet clair, rapide net et précis. Le commissaire Desjardins reprit :
— Cette Mme Berthier vous a informé que Dumaine avait téléphoné à son époux pour lui demander de venir le voir discrètement ?