— Ce n’est pas moi qui ai reçu l’appel, mais mon ami Morosini. Cependant j’étais auprès de lui, je tenais l’écouteur et j’ai entendu Mme Berthier dire que Dumaine prétendait posséder la preuve que M. Van Tilden ne s’était pas suicidé mais avait été assassiné…
— Où étiez-vous à ce moment-là ?
— Chez la grand-tante de Morosini, la marquise de Sommières chez qui il descend toujours quand il est à Paris.
Le professeur émit alors une sorte de ricanement qui lui valut un coup d’œil exaspéré du commissaire. Cependant le policier n’eut pas le loisir de reprendre son questionnaire : l’inspecteur Savarin, qui s’était éclipsé au début de la joute oratoire, vint avertir que l’on venait de repêcher une voiture dans la Loire et que, d’après le numéro minéralogique, il pourrait s’agir de celle du journaliste : mais nulle trace de lui.
Aussitôt Aldo et Adalbert furent debout.
— C’est ce que nous redoutions ! s’écria le premier. Il a été bel et bien attiré dans un guet-apens et si, cela se trouve, Dumaine était déjà mort quand Berthier est arrivé chez lui ! Juste à temps pour faire un coupable idéal ! Lui aussi a été éliminé ! Ensuite on a dû se débarrasser de son corps et de sa voiture séparément !
— Pourquoi séparément ? bougonna Savarin. Je veux dire, pourquoi pas l’un dans l’autre ?
— Mais pour laisser planer un doute, voyons ! expliqua Adalbert. En admettant toutefois que ça puisse avoir un sens ! Se débarrasser d’une auto rapide au lieu de filer avec ne relève pas d’une vive imagination !
— Comme on ne sait pas en quoi consistait la preuve annoncée, cela peut être un objet précieux valant la peine de disparaître pour un certain laps de temps.
— Écoutez, s’indigna Aldo au bord de l’explosion, il me semble urgent de prendre vos lorgnettes par le bon bout, d’essayer de voir les faits comme ils se sont vraiment passés et chercher une victime plutôt qu’un coupable ! Berthier n’est ni un truand, ni un criminel, sacrebleu ! C’est l’une des plus brillantes plumes du Figaro. En outre, marié à une ravissante jeune femme qu’il adore, il vient d’être père d’un petit garçon. En répondant à ce coup de téléphone bizarre, il n’a fait que son métier et vous voulez lui coller un meurtre sur le dos ?… Réveillez-vous, bon sang ! Je jurerais qu’il a trouvé votre Dumaine déjà refroidi. Qu’a révélé l’autopsie ?
Le commissaire toussota et se mit à tripoter les papiers épars sur son bureau.
— Notre médecin légiste est malade et celui de Tours est débordé. Il sera là demain à la première heure !
— C’est le Moyen Âge ici ! relaya Adalbert. Au fait, pendant que vous y serez profitez-en pour faire exhumer Van Tilden !
— Pour quoi faire ? Il s’est suicidé en laissant une lettre de sa main !
— Et on n’a pas pratiqué d’expertise médicale ? Quand il y a suicide, c’est obligatoire !
— On s’est contenté d’un prélèvement stomacal. Van Tilden appartenait à une secte pour qui l’ouverture d’un corps est une intolérable profanation. Son secrétaire et plusieurs membres du personnel appartiennent à la même association. Ils étaient en larmes. On n’a pas jugé utile de les blesser dans leurs croyances. Pour quelle raison d’ailleurs ?
— Pour apprendre, intervint le professeur, qu’entre un suicidé volontaire et quelqu’un que l’on y contraint, il existe toujours de menues différences. Et comme les fidèles serviteurs ne sont plus dans les parages, vous pourriez au moins demander un nouvel examen. Cela vous renseignerait si Dumaine avait une chance de posséder une preuve… et d’attirer votre journaliste dans un piège, non ?
— Possible, mais cela va déclencher tout un tintouin. Il faut des autorisations judiciaires. En outre, si M. Van Tilden repose dans sa chapelle, le château est occupé par un étranger, malade de surcroît, qui peut ne pas apprécier de voir sa maison envahie…
Le commissaire Desjardins fut interrompu par le téléphone qu’il décrocha d’un geste excédé.
— Allô !… Oui, c’est moi !
Un silence puis soudain le ton se fit beaucoup plus amène.
— Je comprends entièrement votre point de vue, Monsieur le principal, et je peux vous assurer… oui… oui… Tout à fait… Ils sont là et… Je vois !
La conversation se poursuivit, mais Aldo et Adalbert avaient échangé un coup d’œil satisfait : le principal en question ne pouvait être que le cher Langlois qui, après mûre réflexion, avait décidé d’étendre son aile tutélaire sur ses deux éclaireurs occasionnels. S’ils l’agaçaient souvent, ils ne lui en avaient pas moins rendu de petits services non négligeables.
La communication terminée, Desjardins trouva un sourire pour annoncer à ses visiteurs, sans d’ailleurs s’expliquer davantage sur son correspondant, qu’il leur rendait leur liberté, en les priant toutefois de rester jusqu’à nouvel ordre à sa disposition. Ce qu’ils acceptèrent volontiers.
— Nous vous demandons seulement, Monsieur le commissaire, d’avoir l’amabilité de nous ramener à notre auberge.
— N’en faites rien, mon ami, intervint le professeur. J’ai ma voiture dans la cour et je vais emmener ces messieurs afin de pouvoir bavarder avec eux !
— S’ils aiment vivre dangereusement, pourquoi pas ? Donc, ajouta-t-il s’adressant aux deux hommes, vous nous restez ?
— Rassurez-vous, Monsieur le commissaire, c’était bien dans nos intentions, dit Morosini. Nous ne partirons pas avant d’avoir une certitude sur le sort de notre ami…
En entendant Desjardins émettre l’idée qu’il y avait un danger quelconque à se faire transporter par le professeur, Aldo pensait qu’ils allaient confier leurs vies à l’un de ces fous de la vitesse qui, une fois un volant entre les mains, foncent droit devant eux avec un parfait mépris des obstacles, et il ne se trompait pas tout à fait. À ceci près que le véhicule en question était une vénérable Delaunay-Belleville qui devait être contemporaine de la Panhard-Levassor de Tante Amélie, et bénéficiait de soins tout aussi attentifs. Pas une éclaboussure, pas un grain de poussière sur la carrosserie gris Trianon et les accessoires de cuivre brillants comme de l’or. Elle était garnie de cuir noir sans la moindre égratignure. Son propriétaire en était d’ailleurs assez fier !
— Qu’en pensez-vous ? Voilà ce que j’appelle une voiture ! Prenez place, Messieurs, et vous pourrez constater qu’elle est aussi des plus confortables…
C’était indéniable et les deux compères s’installèrent sur la banquette arrière avec un sourire indulgent. Qui s’effaça vite quand, après avoir mis en marche d’une manivelle autoritaire, le professeur, le nez chaussé de grosses lunettes, se lança dans la circulation – heureusement relativement réduite ! – de la ville. Ses passagers eurent juste le temps de se cramponner aux luxueuses dragonnes de passementerie pour ne pas être précipités à genoux sur le tapis, et aussi de recommander leurs âmes à Dieu.
— Tu es sûr qu’il ne cousine pas plus ou moins avec le cher colonel Karloff ? demanda Adalbert. C’est tout à fait son style : « Droit sur l’obstacle et advienne que pourra ! »
— Pour la parenté, ça m’étonnerait, mais pour la manière, il y a de ça ! répondit Aldo qui se souvenait de parcours terrifiants dans le taxi de l’ancien colonel des cosaques du Tsar. Vu l’âge, ils ont dû avoir le même moniteur ! On peut toujours adresser une prière à saint Christophe !
Craintes inutiles ! Aussi habile – ou chanceux ! – que le Russe, le Français déposa – ou pour être plus exact, vida – le contenu de sa machine infernale pile devant la porte de l’auberge.
— Alors ? Elle marche, hein ? fit-il, une note de triomphe dans la voix.
— À… à merveille ! Et même plus, à miracle ! approuva Adalbert. J’ignorais qu’on pouvait atteindre cette vitesse avec ce genre de machine !
Le professeur eut un geste désinvolte.
— Question de réglage !… Mais il est déjà tard, ajouta-t-il en consultant un gros oignon en or, et il est temps que je vous laisse.
— Vous ne voulez pas rester un peu et dîner avec nous ? proposa Aldo. Vous vivez ici et je ne connais pas beaucoup, sinon pas, la région.
— Quoi ? Jamais visité les châteaux de la Loire ? Alors que vous êtes à moitié français ?