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— Jusqu’à la guerre, l’occasion ne s’en est pas trouvée et après je n’en ai plus eu le loisir.

— On va y remédier ! En attendant, je dînerai volontiers avec vous…

Maître François qui s’était fait quelques soucis pour ses clients en les voyant partir avec le redoutable Savarin, et ravi d’un convive supplémentaire – qu’il connaissait d’ailleurs ! –, se montra aux petits soins. Il les installa près d’une fenêtre dominant la vallée de la Vienne, non loin de la vaste cheminée où crépitait un bon feu. Le temps d’automne était beau mais il commençait à faire frais…

On avait à peine entamé le vouvray de l’apéritif qu’Aldo lâchait la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment déjà :

— Tout à l’heure, lorsque j’ai répondu au commissaire qu’à Paris je logeais chez la marquise de Sommières, vous avez, il me semble, émis une sorte de… ricanement. Me suis-je trompé ?

— Non ! J’ai en effet ricané. C’était difficile de faire plus.

— Vous la connaissez donc ?

— C’est peu de le dire… Elle était ma belle-sœur ! J’avais épousé sa sœur, si vous préférez ! Dites-moi, mon garçon, vous ne me paraissez guère au courant des alliances familiales ! Ce n’est pourtant pas le bout du monde, votre sublime Venise ! Ou serait-ce que le vieux chameau m’aurait définitivement rayé de son carnet d’adresses ?

Le « vieux chameau » ne passa pas. Aldo s’étrangla dans son verre de vin et se fût étouffé si le coupable n’était venu à son secours en lui assénant dans le dos quelques tapes à assommer un bœuf.

Du coup il ne trouva plus à son service qu’un filet de voix à peine audible qu’Adalbert se hâta de relayer :

— Évidemment, vous ne pouviez pas savoir, professeur, mais Morosini a beaucoup d’affection pour Mme de Sommières. Affection que je partage d’ailleurs, précisa-t-il en manière d’avertissement. C’est, en vérité, une merveilleuse vieille dame, encore très belle malgré son âge et, en outre, elle est douée d’un solide sens de l’humour !

— J’en viens à me demander si nous parlons bien de la même personne ! Marie-Amélie de Feucherolle, devenue par mariage marquise de Sommières, mère d’un fils…

— … qu’elle a eu la douleur de perdre il y a quelques années. Si vous ajoutez qu’elle habite, rue Alfred-de-Vigny, un magnifique hôtel hérité d’une grande cocotte qu’un oncle aimant s’amuser avait eu l’audace d’épouser.

— C’est bien ça ! Et maintenant je m’interroge : me serais-je trompé ?

— De quoi ? croassa Aldo qui retrouvait à la fois son souffle et sa couleur habituelle.

— De sœur ! Feu mon épouse Cécile – Dieu ait son âme et grand bien lui fasse ! – était jolie, timide, douce et adorait chanter des romances en s’accompagnant de la harpe. Elle est devenue au fil des années acariâtre, méfiante, sotte à pleurer et effroyablement bigote ! J’avoue l’avoir un brin trompée – en particulier par la pensée avec ma sublime cousine Isabelle Morosini ! –, pas assez pleurée quand elle est morte. C’est à ce moment-là qu’Amélie m’a fait entendre ce qu’elle pensait de moi et m’a interdit à jamais l’entrée de ses demeures ainsi que toutes occasions de lui adresser la parole. Comme il se doit, je me suis révolté et voilà où nous en sommes. Maintenant, conclut-il en se levant, j’aimerais savoir si je vais finir de dîner chez moi !

— Je vous en prie ! le calma Aldo en se levant à son exemple pour poser une main apaisante sur son bras. C’est à moi de m’excuser d’une réaction vaguement ridicule. N’y voyez qu’un reflet de la tendresse que je lui porte, assez floue au début lorsque j’étais enfant, même adolescent, mais qui s’est développée depuis quelques années. Aussi comprenez à votre tour que c’est la première fois que j’entends quelqu’un en dire du mal…

— En ai-je vraiment dit du mal ? Étant donné l’étendue de mon répertoire, il me semble même avoir usé d’un euphémisme ! Suis-je pardonné ?

— Vous l’êtes ! Buvons à sa santé !

Ce qui fut fait, debout et avec une solennité respectueuse. Après quoi, Adalbert en vint à ce qui lui semblait un sujet particulièrement brûlant : ce qui s’était passé dans la maison de Dumaine quatre jours auparavant.

— Je ne comprends pas pourquoi la police s’obstine à voir dans Berthier le meurtrier de ce Dumaine. Et ce que je comprends encore moins, ce sont les autopsies que l’on traite ici avec désinvolture ! Dans le cas Dumaine, l’heure est essentielle puisque notre aubergiste a vu arriver Berthier !

— Vous savez, Chinon n’est pas une ville comme les autres. Elle est tellement chargée d’Histoire ! -j’entends celle avec un H majuscule – que l’on s’efforce d’en conserver l’atmosphère… ou plutôt la magie, en la préservant autant que possible des réalités par trop vulgaires que sont les meurtres crapuleux. Cela attire la presse, les curieux, cette ingérence brutale de la vie moderne. Chez nous, ceux qui parcourent nos vieilles rues sont d’une tout autre qualité. La ville, où bien peu de choses ont changé, vit agenouillée dans l’ombre de la ruine formidable d’un château qui l’était plus encore à l’époque où les Plantagenêts le hantaient après l’avoir agrandi. Il a entendu les querelles d’Henri II d’Angleterre contre Beckett, les conspirations de ses fils : le Cœur de Lion dont il avait mis la fiancée dans son lit, le Sans Terre qui le caressait dans le sens du poil pour devenir le plus aimé, le mieux apanagé. Il a retenti des fureurs de leur mère Aliénor, l’Aigle des deux royaumes, qu’Henri tenait en prison en Angleterre mais faisait parfois venir pour en tirer une soumission qu’elle ne lui accorda jamais. La tour du Coudray conserve sur ses murs ce qu’y ont écrit les Templiers incarcérés par Philippe le Bel, à commencer par le Grand Maître, Jacques de Molay, et les plus hauts dignitaires qui n’en sortirent que pour le bûcher de l’île aux Juifs à Paris… Puis après tant d’ombres, de colère et de haine, Chinon a vu venir la fille de lumière, Jeanne d’Arc, apparue un beau jour pour « bouter » l’Anglais hors de France et rendre courage à un malheureux roitelet, renié par sa mère Isabeau la putain, isolé dans un royaume qui rétrécissait comme peau de chagrin et qui d’ailleurs se croyait bâtard. « Je suis venue te dire de la part de Messire Dieu que tu es héritier de France et vrai fils de roi !… », ouvrant aussi devant lui les portes d’Orléans et tant d’autres cités sur le chemin de la cathédrale de Reims, du sacre et de la victoire finale. Qu’elle ne verrait pas, puisqu’une Église criminelle l’enverrait mourir au milieu des flammes où elle ne poussa qu’un cri : « Jésus ! »…

— Certes, Chinon est une ville différente, reprit Adalbert. J’ai lu quelque part qu’on la disait fondée par Caïn, que son nom d’origine était Caynon. Elle posséderait un écho étonnant. Si l’on s’éloigne du château de quelques minutes et que l’on lance le vieux cri des druides… « Ho hue », si je ne me trompe, il se répercutera dix fois !

— Pourquoi ce cri-là et pas un autre ? se passionna Aldo.

— Je n’ai jamais dit que ça ne marchait pas avec un autre mais celui-là est resté dans les mémoires parce que la forêt voisine était un site important du druidisme. Je me demande même, professeur, si je n’ai pas appris cela à l’un de vos cours.

— Oh, c’est possible ! Je vous ai raconté une telle flopée d’anecdotes, qui me venaient parfois spontanément, fit celui-ci avec un geste désinvolte avant de retourner à son sujet : De toute façon, l’histoire de cette ville que j’adore ne s’arrête pas à Jeanne d’Arc.

— Bien sûr, il y a eu l’illustre Rabelais ! Et son manoir de La Devinière n’est pas loin…

— Sans doute mais, entre-temps, il y eut quelqu’un d’autre et, après l’ange, le démon : César Borgia !

— Il est venu ici ? s’écria Morosini.

— Vous l’ignoriez ?

— Mon Dieu, oui ! Je savais qu’il était venu en France pour apporter à Louis XII l’annulation de son mariage avec la pauvre Jeanne de France, fille de Louis XI, une sainte mais laide et contrefaite, afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de son cousin Charles VIII, en échange de quoi il voulait obtenir la main d’une fille de sang royal et un titre français, mais je ne savais pas qu’il était venu ici. Louis XII habitait plus volontiers son château de Blois.