— Sans doute qu’il n’y avait pas pensé. Le château revient très cher à entretenir, vous savez, et il nécessite beaucoup de personnel. Ce M. Catannei, qui d’ailleurs est malade, offrait un gros prix et amenait le monde qu’il fallait. En outre, il a dit qu’aux temps jadis un de ses ancêtres y avait séjourné un moment et même y avait été heureux. On n’avait donc aucune raison de refuser… Qu’est-ce que vous voulez répondre à ça ?
— Que vous auriez pu, peut-être, demander l’avis de Maître Baud, l’exécuteur testamentaire ?
— Pour quoi faire ? Il est à nous, ce château, oui ou non ? En plus la seule chose qu’on a juré, c’est de ne jamais le vendre. Quant à la location, personne n’y avait pensé…
La moutarde commençait à monter au nez sensible de Morosini qui trouvait cette affaire de plus en plus louche. Surtout après ce que le professeur leur avait appris au sujet de la Chimère. Il aurait juré que ledit Catannei et sa bande n’étaient dans les lieux que pour la trouver, mais ce fut Adalbert qui posa la bonne question :
— Vous l’avez déjà vu, ce Catannei ?
— Même pas aperçu ! Je vous ai déjà dit qu’il était arrivé en ambulance. En plus, quelques jours plus tard, le conseil municipal a jugé convenable d’aller lui souhaiter la bienvenue. On y était tous mais seul Vincendon, le maire, l’a approché après l’avoir attendu une grosse demi-heure à cause des soins… Enfin il a été introduit dans la chambre du maître où il ne faisait pas très clair, et où le lit était enveloppé d’une moustiquaire. Paraîtrait que le malade aurait été piqué par des insectes en Afrique.
— S’installer à la jonction d’un fleuve et d’une rivière quand on a la malaria, ça me semble effectivement judicieux ! remarqua Morosini.
— … Toujours est-il que Vincendon ne l’a pas bien distingué : simplement une forme couchée dans le lit qui ne soulevait pas beaucoup les draps. Il a entendu une voix qui émettait un son de papier froissé et qui l’a remercié de sa visite en le priant d’offrir ses excuses à ceux que l’on ne pouvait recevoir. On a terminé par une promesse d’invitation au château quand on se sentirait un peu mieux !
— Autrement dit, jamais ! Le bruit de papier froissé est un symptôme de la tuberculose milliaire, la plus dangereuse et, jointe à la malaria par-dessus le marché, il ne devrait plus en avoir pour longtemps, votre locataire, conclut Vidal-Pellicorne. Alors, à votre avis ? Que se passera-t-il ? On emmènera le corps ou on l’enverra rejoindre Van Tilden dans la chapelle ?
— Ah non ! Ça, on ne l’accepterait pas !
— Non ? Et le fait accompli, vous connaissez ? On pourrait l’y mettre sans vous demander votre avis.
Là-dessus, on monta se coucher, laissant Maître François à ses réflexions… Ou, du moins, on regagna les chambres mais on n’y resta pas. Quelques secondes à méditer et l’on en ressortait avec un bel ensemble pour se retrouver nez à nez.
— Tu ne crois pas…, commença l’un.
— Qu’on devrait téléphoner à Caroline ? Elle doit se faire un sang d’encre !
— Oui, mais pour lui apprendre quoi ? Que son mari a disparu, qu’il est accusé de meurtre et que, de toute façon, il y a lourd à parier qu’il ne soit plus de ce monde ?…
— Alors on attend demain ? Elle mettra peut-être le téléphone sur son lit avec une chance de s’endormir, mais si on lui dit où on en est, elle va sangloter durant toute la nuit…
— Tu as raison, appelle-la demain et, si elle peut donner son bébé à garder, on la fait venir.
— Pour reconnaître le corps ? Je ne suis pas sûr que ce soit une idée géniale ! Écoute, la sagesse populaire dit que la nuit porte conseil et on aura peut-être du nouveau demain. Si c’est mauvais, la solution sera d’appeler Tante Amélie ou plutôt Plan-Crépin, puisque c’est elle qui répondra, et de les expédier à Versailles toutes affaires cessantes !
— Ça me paraît raisonnable ! Bonne nuit ! Enfin… tâche de dormir !
— Toi aussi !
Vœu pieux qui ne se réalisa que de façon unilatérale. Seul Adalbert, qui avait la faculté de pouvoir s’endormir sur commande et dans n’importe quelle position, réussit à trouver le sommeil. Aldo, de complexion plus nerveuse, fuma cigarette sur cigarette et ne ferma l’œil que peu avant le lever du jour.
— Tu as une mine épouvantable ! constata Adalbert occupé à beurrer une tartine quand ils se retrouvèrent pour le petit déjeuner.
— Je sais !… Et je ne suis pas certain que ça va s’arranger !
Le dialogue s’arrêta là. Mme Maréchal venait prévenir M. Vidal-Pellicorne qu’on le demandait au téléphone et il se hâta de la suivre. Mais ce fut pour revenir presque aussitôt conseiller à son ami d’avaler une tasse de café pendant qu’il allait chercher la voiture : le coup de téléphone émanait du professeur et il les attendait. Dix minutes plus tard ils roulaient vers Chinon.
— Il t’a dit quoi ? demanda Aldo qui avait repris le volant.
— Rien ou presque… sinon qu’il y a du neuf !
— C’est tout ?
— De sa part, c’est déjà beaucoup ! Surtout quand il est pressé !
Ils le trouvèrent en effet enveloppé de ses tweeds gris et une canne à la main debout au seuil de sa maison, l’une des plus belles et des plus anciennes du Grand Carroi, centre névralgique de la vieille cité.
— Où allons-nous ? demanda Morosini tandis qu’après un rapide échange de bonjours le professeur s’installait à la place d’Adalbert déjà réfugié à l’arrière.
— Dans la forêt ! Je vous indiquerai !
Comme il semblait décidé à ne rien dire de plus, on roula en silence. Il faisait un temps doux et maussade, légèrement brumeux qui, lorsqu’on y pénétra, conféra aux grands troncs jaunis par l’automne une atmosphère un peu mystérieuse. Les feuilles se raréfiaient sur les vieux arbres dont certains chênes aux énormes branches tordues par le temps étaient plusieurs fois centenaires. Quand la voiture stoppa dans une clairière dont le centre était occupé par une pierre plate posée sur deux autres plus petites formant un banc ou une table basse, l’air sentait la terre humide et la végétation pourrissante ainsi qu’une vague senteur de bois et d’encens… Enfin, gisait sur la pierre une longue forme étendue.
— Qu’est-ce que c’est ? s’exclama Adalbert. On dirait… un corps !
— C’en est un ! C’est même l’homme que vous cherchez. Amenez la voiture jusqu’auprès !
— Il est… mort ? souffla Aldo.
— Je ne pense pas. Pour ce que j’en sais, il est encore vivant !
— Mais comment…
— Plus tard, les explications ! La police va arriver !
Sans attendre que la voiture s’arrête, Adalbert avait sauté à terre et couru vers la pierre. Un instant, il resta là, contemplant avec stupeur le long paquet de couvertures d’où émergeait une tête enveloppée d’un bandage fort soigneusement exécuté et posée sur un coussin. Une tête qui parlait faiblement :
— Monsieur Adalbert ? Mais… pourquoi ?… Où est-ce que… je suis ?
— Ne posez pas de questions… Vous êtes blessé, on dirait ?… Que ressentez-vous ?
— J’ai… mal partout…
Aldo, qui avait garé sa voiture n’importe comment, surgissait derrière le professeur qui se penchait sur le journaliste, lui tâtait le pouls et lui demandait comment il se sentait.
— Fatigué… Tellement fatigué !… Et je n’ai pas compris… ce qui m’est arrivé… Tous ces gens ! Les uns voulaient me tuer et… les autres… Ils se sont battus, il me semble…
— Du calme ! Taisez-vous ! Vous vous fatiguez trop ! La police va arriver avec une ambulance pour vous conduire à l’hôpital ! Les questions viendront plus tard, mais elles risquent de faire monter la fièvre. On vous aidera autant qu’on pourra…
— Qui êtes-vous ?
— Ce n’est pas le moment des présentations ! Vous connaissez ces deux-là, je crois ? C’est votre épouse qui les a envoyés à votre recherche.
— Caroline ! Elle doit être…
— Folle d’inquiétude, compléta Morosini, mais on va la rassurer dès qu’on sera rentrés en ville. Tenez-vous tranquille et économisez vos forces le plus que vous pourrez !…