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— Non, tout compte fait, cela peut attendre. Tu as vu où est l’appareil ?

— Là-bas dans le coin, oui ! Et alors ?

— Entre la caissière et ces gens qui vont et viennent, ça fait pas mal de monde et pour ce genre de conversation, je préfère un brin de discrétion. Surtout si j’en crois l’aventure de Berthier ! Il est plutôt malsain, le téléphone, dans la région…

— Tu n’as peut-être pas tort ! Mais que ça ne nous empêche pas de déjeuner ! J’ai faim, moi !

Caroline Berthier arriva par le train de 10 h 30. En dépit de sa visible anxiété, elle était plus ravissante que jamais dans un ensemble bleu foncé – robe en lainage agrémentée d’un col et de manchettes de satin blanc, loden de voyage, attendrissante cloche de feutre enfoncée sur ses cheveux blonds, gants, sac et escarpins en daim assortis, le tout d’une sobre élégance composant une image parfaite pour l’épouse d’un journaliste de renom, et Aldo se souvint avec un plaisir secret de ce matin où, dans les jardins de Trianon, elle lui avait laissé entendre qu’elle l’aimait. Pour l’oublier aussi vite d’ailleurs, devant l’attitude presque distante qu’elle lui offrit. Et puis elle n’était pas seule, un confrère de Berthier l’accompagnait : Frédéric Simonnet, du  Figaro, venu « couvrir l’événement » et escorter une jeune femme qui n’avait pas l’air de lui déplaire si l’on en jugeait par l’attitude protectrice qu’il affichait.

— On vous conduit à l’hôpital tout de suite ou préférez-vous passer d’abord à l’hôtel ? proposa Aldo.

— L’hôpital ! Comment va Michel ?

— Quand nous sommes venus ici, il sortait du bloc opératoire et n’était pas réveillé, expliqua Adalbert qui n’aimait pas beaucoup l’attitude de la jeune femme et moins encore celle de cet échalas rouquin qui donnait dans le style anglais et appelait Caroline « Chère ! » avec un vague accent britannique.

La découverte de la voiture parut lui causer une profonde satisfaction.

— Elle est à vous ? demanda-t-il à Morosini qui se contenta de grogner.

— Location ! Nous avons fait la route avec.

— Peu importe ! Ce qui compte, c’est d’en avoir une sous la main. Entre Tours et Chinon il y a quand même une petite trotte ! Au fait, où « nous » avez-vous logés ?

Sentant Aldo sur le point de prendre feu, ce qui pouvait nuire à la stabilité de sa conduite, ce fut Adalbert qui se chargea de la réponse :

— Nous ? Il y a erreur, mon garçon ! Pensant qu’elle voudrait loger au plus près de son époux, nous avons retenu pour Mme Berthier une chambre à l’hôtel de l’Univers, boulevard Heurteloup, qui est le meilleur de la ville et très central, mais vous n’étiez pas prévu au programme et on ne vous a rien retenu du tout. Si vous venez « couvrir l’événement », comme vous dites, c’est à Chinon que ça se passe. Alors on vous y emmène si vous voulez et on vous laisse vous débrouiller, mais ne comptez pas sur nous pour vous servir de taxi ! Vu ?

— Eh bien, vous êtes gracieux, vous !

— On est tous comme ça, nous autres égyptologues ! L’habitude des momies qui n’ont pas grand-chose à répondre !

— Ah, vous êtes…

— Je suis et…

Assise auprès d’Aldo, Caroline se retourna :

— Messieurs, je vous en prie !

— Pardon ! s’excusa Adalbert. Oubliez ça ! On va à l’hôpital…

On arriva peu après, mais il fut impossible d’empêcher Simonnet de mettre ses pas dans ceux de Caroline jusque dans le bureau de l’infirmière en chef. Reportage oblige ! Or cette femme énergique aux allures de gendarme ne l’entendit pas de cette oreille et le réexpédia rejoindre les autres dans le couloir tandis qu’elle accueillait la jeune femme avec une infinie gentillesse, l’assurant que tout s’était bien passé mais que la convalescence serait longue.

— Puis-je le voir ? demanda Caroline.

— Oui, mais vous seule et rien qu’un instant. Vous pourrez revenir dans l’après-midi.

— Verrai-je aussi le chirurgien ?

— Sans aucun doute. Il vous aurait reçue ce matin s’il n’avait eu une autre intervention. Revenez vers 3 heures !

En rejoignant les trois hommes, Caroline n’avait pas encore retrouvé le sourire, mais l’anxiété au moins l’avait quittée. Elle remercia alors Aldo et Adalbert d’avoir répondu à son appel et d’avoir probablement sauvé Michel, puis demanda à être conduite à présent à son hôtel.

— Je voudrais pouvoir me reposer. Voilà des jours que je ne dors plus…

— Vous ne voulez pas déjeuner avec nous ? proposa Adalbert. Vous n’avez pas dû manger beaucoup non plus ?

— Non merci. Je voudrais seulement dormir. Si j’ai besoin de quelque chose, je le ferai monter.

— De toute façon, intervint Simonnet qui venait de se faire attribuer une chambre, je reste avec elle. C’est le journal qui prend les frais en charge. Vous pouvez repartir tranquilles…

— Je croyais, ironisa Morosini, que vous vouliez « couvrir l’événement » ? C’est à Chinon qu’il est, l’événement ! C’est là qu’officient le commissaire Desjardins et l’ineffable inspecteur Savarin !

— Sans doute, mais l’article débute par l’aventure de Berthier. Donc il faut que je puisse lui parler dès que possible. Aussi vous pouvez nous abandonner sans soucis. Je vais me procurer une voiture et nous nous reverrons demain…

Ayant dit, il se précipita à la suite de la jeune femme qui s’était dirigée vers l’ascenseur. L’instant suivant, ils avaient disparu dans les hauteurs de l’hôtel, laissant les deux compères tout de même un peu surpris de s’entendre congédier avec tant de désinvolture :

— Qu’est-ce que tu dis de ça ? émit Adalbert.

Sa mine offensée fit rire Aldo.

— Qu’il te rend la monnaie de ta pièce, mon bon. Tu ne lui as pas envoyé dire qu’on n’avait pas envie de jouer les chauffeurs de maître !

— Désolé, mais il m’a tapé sur les nerfs au premier coup d’œil avec ce style « british » qu’il se donne. C’est d’un ridicule !

— Tous les goûts sont dans la nature et il espère sans doute impressionner Caroline !

— Si j’ai bonne mémoire, c’est plutôt toi qui l’impressionnais lors de notre équipée à Versailles !

— Béguin de gamine malheureuse ! Rien de bien méchant ! fit Aldo en haussant les épaules. Depuis elle a trouvé le bonheur avec un garçon charmant dont elle a un petit et qui lui a donné une vie confortable, sans problèmes…

— … en dehors de ceux inhérents aux reportages dangereux ! Maintenant qu’est-ce qu’on décide ? Toi, je ne sais pas, mais moi…

— Tu as faim ? Tu as toujours faim ! Alors on va déjeuner mais pas là !

— Par crainte de voir rappliquer Simonnet en jappant d’ici dix minutes pour se faire inviter ? Ne te tourmente pas, j’ai ce qu’il nous faut !

Un bon moment plus tard, convenablement lestés, ils reprenaient la route de Chinon après un bref passage à l’hôpital où l’interne désormais en charge de Berthier les reçut brièvement. Tout s’était déroulé au mieux. L’opéré avait repris connaissance normalement et, si aucun incident ne se présentait, pourrait être transféré à Versailles dans une clinique de rééducation. Il attendait pour le moment l’arrivée de sa femme.

— Je vous préviens, fit Adalbert perfidement, qu’elle est suivie à la trace par un confrère de son époux…

— Ah, non ! Pas de journalistes ! La police elle-même devra attendre demain, comme je viens d’en informer le commissaire Desjardins qui a téléphoné ! Rien que sa femme !

— C’est parfait ! Merci, docteur ! conclut Aldo. On reviendra demain prendre de ses nouvelles…

Perdus chacun dans ses pensées, on roula un moment en silence. Ce fut seulement au bout d’une quinzaine de kilomètres qu’Aldo suggéra, pensant tout haut plutôt qu’entamant une conversation :

— Au fond, il n’y a aucune raison de revenir. On pourrait se contenter de passer un coup de téléphone ?

Adalbert que la digestion harmonieuse d’un sandre au beurre blanc incitait à la somnolence sursauta.