— J’avoue que j’aurais aimé la voir de près. Toujours ma passion des pierres, tu sais ! Pour le reste, je commence à être de ton avis : si Van Tilden a été assassiné c’est l’affaire de la police et non la nôtre. Évidemment il y a mon client américain, mais je l’ai gentiment prévenu que je ne passerais pas ma vie sur les traces de ce bijou… maudit ! Alors que reste-t-il ? La femme de chambre de Pauline plongée dans le coma…
— Où elle peut végéter pendant des années. Libre à Pauline de rester en France pour attendre son réveil – elle finira peut-être par se lasser d’ailleurs ! – mais toi tu seras aussi bien chez toi pour l’espérer, cette résurrection. En outre… s’il y avait du nouveau, je peux te prévenir puisque cette année je ne bouge pas… et je te promets de ne pas faire la cour à Pauline ! ajouta-t-il en voyant le sourire ironique d’Aldo.
Quittant un instant le volant, la main droite de celui-ci vint taper affectueusement la cuisse de son ami.
— Ne te fais pas de bile ! J’ai bien l’intention de réintégrer mes pénates et le plus tôt sera le mieux.
À Chinon cependant, une nouvelle les attendait. On venait de recevoir le résultat de l’autopsie de Van Tilden : il avait bel et bien été assassiné. En faisait foi la marque d’une piqûre hypodermique injectant une substance narcotique après laquelle il avait dû être aisé de faire avaler le poison trouvé dans l’estomac. L’enquête allait se rouvrir, beaucoup plus serrée, et la suite aboutirait sûrement à Paris.
— Je vous tiendrai au courant, promit Hubert de Combeau-Roquelaure. Elle commence à me passionner, cette histoire !
Le lendemain, après être passés à l’hôpital de Tours pour prendre des nouvelles de Berthier – rassurantes d’ailleurs ! –, il ne restait plus qu’à reprendre la route de Paris…
— Tu veux que je te dise, soupira Aldo. Ce qui me dérange le plus dans cette affaire, c’est d’avoir l’impression de ne servir à rien !
— Il y a longtemps que je sais que tu détestes jouer les figurants !… Et moi aussi ! Au fond, on a donné des coups d’épée dans l’eau ! On n’avait même pas besoin de nous pour retrouver Berthier !…
7
Une soirée à l’Opéra
Quand, vers la fin de l’après-midi, on arriva rue Alfred-de-Vigny, ce fut pour constater qu’il allait être difficile de pénétrer dans la cour de l’hôtel de Sommières : aussi imposante qu’une cathédrale, une énorme Rolls-Royce noire, laquée comme un paravent chinois, barrait l’accès au portail. Noire aussi, la livrée du chauffeur et du valet de pied figés dans une immobilité semblable à celle des gardes devant Buckingham Palace sur les deux sièges avant du majestueux coupé.
— Seigneur ! Qu’est-ce qui nous arrive là ? gémit Aldo en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Je n’en ai jamais vu d’aussi grosse ! Tante Amélie doit recevoir au moins le nonce du pape !
Il était fatigué, gris de poussière – la voiture avait roulé décapotée ! –, et sa gorge sèche aspirait à l’arrosage bien frais et pétillant qui était d’usage à cette heure dans le jardin d’hiver.
— Le nonce du pape ne se promènerait pas dans une voiture anglaise, donc hérétique ! rectifia Adalbert.
— Va donc dire à ce type de bouger son corbillard et sonner pour appeler le concierge !
Adalbert allait s’exécuter quand, justement, la porte insérée dans un des vantaux s’ouvrit pour laisser passage à Cornélius Wishbone et son éternel feutre noir posé en auréole sur l’arrière de sa tête. Qui repéra aussitôt la Talbot stationnée de l’autre côté de la rue et se précipita vers elle, arborant son plus rayonnant sourire sans se soucier du valet de pied qui était descendu pour lui ouvrir la portière.
— Vous voilà ? Mais c’est un vrai morceau de chance comme disent les Anglais ! J’étais venu inviter Mme la marquise et sa drôle de demoiselle à venir demain soir partager ma loge à l’Opéra. Ça va être une énorme soirée : Lucrezia Torelli chante La Traviata devant le président de la République. Naturellement, vous venez aussi tous les deux.
— Mais…
— Bien sûr que si, il y a de la place ! C’est l’une des grandes loges d’entre colonnes et je compte absolument sur vous !… Non, ne dites rien ! On a beaucoup à parler mais pour l’instant je suis déjà en retard et la diva déteste attendre ! Alors à demain sans faute !
Avant qu’aucun des deux arrivants puisse émettre un son, il s’engouffrait dans la solennelle automobile qui démarra aussitôt.
— Qu’est-ce que tu penses de ça ? exhala Aldo.
— Rien du tout, tant que je n’aurai pas bu quelque chose ! répondit Adalbert en s’extrayant de son siège pour aller carillonner, tandis qu’Aldo amenait sa voiture le nez au portail qui s’ouvrit avec l’habituel grondement dont aucun lubrifiant n’était jamais venu à bout.
Ce qui eut pour effet d’attirer en même temps sur le perron le vieux Cyprien et Marie-Angéline. Mais tandis que le premier, avec une brève exclamation de joie, descendait accueillir les voyageurs, la seconde se ruait à l’intérieur de la maison afin de prévenir la marquise. Pour revenir aussi vite débordante d’un déluge de questions auquel Aldo mit fin :
— Rien tant qu’on ne se sera pas désaltérés, on a la gorge comme du papier buvard ! En outre, il faudrait recommencer pour Tante Amélie.
Assise dans son habituel fauteuil de rotin blanc au dossier en éventail que toute la famille qualifiait de trône, Tante Amélie les reçut à bras ouverts, visiblement ravie de leur retour. L’instant d’après, le champagne coulait à flots pour rafraîchir les rescapés de la route, à qui Plan-Crépin laissa tout juste le temps d’en apprécier la saveur avant de les assaillir de questions auxquelles la marquise coupa court en tapant quelques vigoureux coups de canne sur le sol.
— Un peu de calme, s’il vous plaît, Plan-Crépin ! Et d’abord le principal : Michel Berthier. L’avez-vous retrouvé ?
— Oui. Mais il était temps car il était à moitié mort… en réalité ce n’est pas nous qui avons réalisé l’exploit.
— Ah non ? Qui donc ?
— Quelqu’un qu’Adalbert a connu quand il fréquentait le lycée Janson-de-Sailly et – tenez-vous bien ! – qui se trouve être de notre famille !
Il s’attendait à des exclamations joyeuses mais n’eut droit qu’à des mines consternées.
— Seigneur ! gémit Tante Amélie, ils ont rencontré le fou !
— Je l’aurais juré ! soupira Marie-Angéline. On aurait dû les prévenir !
— De quoi ? interrogea Aldo. Nous avons cru comprendre, en effet, qu’il n’était guère en odeur de sainteté chez vous, mais de là à le traiter de fou ! Je dirais bizarre ! Il est tout de même professeur au Collège de France !
— On n’a jamais prétendu que c’était un âne ! répliqua sèchement la marquise. Je dirais même que c’est un puits de science, un historien reconnu, tout ce que tu voudras. Cela ne l’empêche pas d’être un homme impossible et un malotru ! Sais-tu comment il m’appelle, quand il parle de moi ? Le vieux chameau ! C’est agréable à entendre, non ?
Aldo, qui retenait difficilement son envie de rire, demanda :
— C’est inattendu en tout cas, concéda-t-il prudemment. Mais que lui avez-vous fait ? Il nous a appris qu’il avait été votre beau-frère, pourtant j’ignorais que vous aviez une sœur !
— Même cette assertion est fausse ! Après la mort de mon frère Geoffroy, il a épousé sa veuve, Caroline, une jolie fille mais pas follement intelligente et qu’il traitait comme la boue de ses souliers. Comme elle était plutôt gentille et surtout sans aucune défense devant lui, c’est moi qui m’en suis chargée et je lui ai fait entendre quelques vérités premières qui n’ont pas eu l’heur de lui plaire. Nous avons eu des mots. En particulier le jour des obsèques de cette malheureuse dont je ne crains pas d’affirmer qu’il l’a fait mourir de désespoir. Cela s’est passé à la sortie du Père-Lachaise où il recevait les condoléances avec une sorte de désinvolture laissant entendre, en fond de tableau, que non seulement il n’éprouvait pas le plus petit chagrin de son veuvage mais était plutôt content d’être débarrassé d’une épouse relativement décorative dans les débuts mais devenue geignarde et aussi dépourvue de culture que de jugeote. Alors j’ai pris feu !