— Qu’avez-vous fait ? demanda Aldo, de plus en plus amusé.
Ce fut Plan-Crépin qui se chargea de la réponse :
— Oh, c’était grandiose !
— Vous y étiez ?
— Bien sûr. Il y avait là le Tout-Paris pensant : l’Académie, le Collège de France, quelques ministres, l’Université, j’en passe et des meilleures, mais cela n’a pas empêché notre marquise de lui faire entendre sa façon de penser à très haute et très intelligible voix. En termes choisis, je précise ! C’est tout juste si elle ne l’a pas carrément traité d’assassin.
— Pas moins ?
— C’était un véritable chef-d’œuvre de la litote. Jamais l’appellation n’a été prononcée mais les termes en était si heureusement choisis, en dépit de la colère, qu’ils n’accordaient pas la moindre place au doute. C’est au point que le lendemain, nous avons reçu la visite discrète du préfet de police venu s’enquérir si nous n’aurions pas quelques faits susceptibles d’intéresser ses services…
— Que lui avez-vous répondu, Tante Amélie ?
— Pas grand-chose ! Je lui ai fait comprendre qu’être en butte jour après jour, mois après mois, année après année à la méchanceté, pouvait mener au tombeau aussi sûrement qu’un coup de revolver. Seulement c’est plus long ! Comme c’était un homme intelligent, je crois qu’il m’a fort bien comprise. Tu vois que ton nouveau cousin – puisque c’est malheureusement vrai ! – a une bonne raison de me traiter de vieux chameau… même si ce n’est pas fort élégant !
— Quant à sa femme, reprit Marie-Angéline, il faut encore s’estimer satisfaites qu’elle ait eu droit à des funérailles religieuses. Avec ce demi-fou hérétique…
— Hérétique ! Il n’est pas chrétien ? Un Roquelaure ?
— Oh, il l’a été… jadis, mais ça a changé depuis qu’il est devenu druide !
— Quoi ? émirent d’une seule voix Aldo et Adalbert. Vous plaisantez ?
— Pas le moins du monde ! assura Mme de Sommières. Je sais que ça peut surprendre à première vue, mais ce n’en est pas moins la réalité. Il doit y avoir une quarantaine d’années – car nous sommes à peu près du même âge – qu’il a débaptisé Dieu pour l’affubler de je ne sais quel faux nez en lui donnant des acolytes…
Les deux hommes échangèrent un coup d’œil. Ce qu’ils venaient d’entendre cadrait à la perfection avec ce qui s’était passé à Chinon. Pourtant Adalbert voulait éclaircir certain point.
— Vous m’étonnez – quoique pas vraiment, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure – mais j’ai été son élève à Janson et je l’ai certes entendu vanter la civilisation celte avec plus que du talent, cependant son enseignement couvrait l’Histoire jusqu’au haut Moyen Âge où, Dieu sait, le christianisme s’est développé avec ampleur et le Seigneur n’en était pas absent ! C’eût été difficile au temps des croisades…
— Plus encore ! renchérit Aldo. À propos de sa ville de Chinon qu’il adore, il a évoqué pour nous l’arrivée de Jeanne d’Arc en des termes qui ne laissaient guère de place au doute sur le fait qu’elle était une envoyée du Ciel !
— Difficile de l’effacer. C’est tout de même l’héroïne nationale, objecta la vieille dame. Peut-être pourrait-on imaginer qu’en prenant de l’âge le cher homme mélange allègrement la cueillette du gui armé d’une faucille d’or et les voix célestes qui visitaient la petite bergère lorraine sous son chêne ?…
— Ça n’a rien d’impossible évidemment ! réfléchit tout haut Adalbert. Mais pour ce qui est du druidisme, je pense que vous pourriez avoir raison. Au cours de ce bref voyage d’investigations, l’idée nous en a traversé l’esprit.
— Et maintenant, poursuivit Aldo, il est temps de vous raconter comment Michel Berthier a pu échapper à la mort… Tu t’en charges, Adal ! Lors de mon expérience égyptienne, j’ai eu la latitude de mesurer l’ampleur de tes talents oratoires.
— Tu te paies ma tête ou quoi ?
— Du tout ! Je ne fais que rendre à César ce qui lui appartient ! On t’écoute !
Il bénéficia d’un silence quasi religieux, y compris de la part de Marie-Angéline qui, les bras croisés, semblait en proie à une profonde méditation. Ce ne fut que quand il en eut fini qu’elle demanda :
— Cette clairière est-elle en un lieu élevé ?
— Oui, le chemin monte pour y accéder, la forêt couvrant le sommet d’un coteau et même davantage.
— Vous rappelez-vous quel jour, ou plutôt quelle nuit Michel Berthier a disparu ?
Aldo se livra à un rapide calcul.
— Si je ne me trompe, ce devait être la nuit du 31 octobre, veille de la Toussaint…
— Pour nous sans doute, mais pour les Celtes et ceux qui se veulent leurs descendants, cette date s’appelle Samain qui est le passage de la saison claire à la saison sombre. Les fidèles de la religion se mettent en route aux premières heures du matin afin de se trouver réunis à leur lieu de culte au lever du soleil pour honorer leurs dieux qui symbolisent les éléments : le ciel, le soleil, la lune, le tonnerre, etc., sans oublier la terre nourricière qu’ils vénèrent particulièrement. En fait ils se rassemblent aux dates des deux équinoxes, des deux solstices et les 1er février, 1er août et 1er novembre. Ces quatre dates sont appelées Imbold, Beltaïne, Lugnasad et Samain. Il est probable que vos assassins ont vu rappliquer une troupe peut-être nombreuse et ont abandonné leur victime sur place avant de déguerpir…
— Ma parole, vous y étiez ? exhala Adalbert, sidéré. Où allez-vous chercher tout ça ?
Elle lui jeta un regard lourd de reproches.
— Vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir que, sans renier le catholicisme, on peut avoir envie d’en apprendre un peu plus sur ces sectes les trois quarts du temps délirantes mais qui n’en sont pas moins instructives. Les druides, à mon sens, ont un côté poétique dont sont totalement dépourvus les séides de l’Ange Cyclamen, les fétichistes du Nombril ou les adorateurs de l’Oignon. Il n’empêche que tous ces hallucinés ne sont rien d’autre que des hérétiques, des ennemis de Dieu qu’au temps jadis on eût expédiés rôtir sur les fagots du bûcher sans prendre le temps de respirer !
— Tonnerre de Brest ! s’écria Mme de Sommières. Je rêve ou je deviens folle ! Ne me dites pas que c’est à Saint-Augustin et à la messe de 6 heures que l’on s’instruit de la sorte ?
— Non ! Rassurons-nous !… Sauf, il faut l’admettre, en ce qui concerne l’Ange Cyclamen ! Il a beaucoup séduit la femme de chambre de Mme de Saint-Paterne !
— S’il vous plaît ! pria Aldo. Si on en revenait à l’affaire qui nous occupe ? D’après vous, ce sont les druides qui ont ramassé Berthier et l’ont emporté pour essayer de le soigner ? Ils possèdent des connaissances pour cela ?
— Ils possèdent ! Toutes basées sur la nature évidemment : les plantes, les sucs, les herbes et même les arbres. Ça, c’est le rôle de l’ovate, guérisseur et devin. Il y a aussi l’obod qui enseigne et assure les liaisons entre les autres groupes, enfin le barde gardien des traditions musicales et poète. En fait, on aurait volontiers tendance à les trouver sympathiques parce qu’ils sont inoffensifs – je n’accorde guère crédit à ces histoires de sacrifices humains que l’on a colportées –, et plutôt bienfaisants puisqu’ils respectent et s’efforcent de protéger la Création ! Le malheur est qu’ils refusent le Créateur, l’Église et tout le reste. En ce qui concerne Michel Berthier, ils ont dû s’apercevoir que ses blessures dépassaient leurs compétences et l’une des femmes a averti le druide de leur groupe : autrement dit, ce vieux fou d’Hubert ! Et vous pouvez être sûr qu’il connaît parfaitement la femme qui lui a téléphoné.
— Je vois, dit Adalbert. Encore une question, s’il vous plaît, Marie-Angéline…
— Dix, si vous voulez !