— Et si par une chance encore plus incroyable, on récupérait enfin l’authentique ?
— Eh bien, je prendrais les deux… au cas où ma divine Lucrezia perdait la sienne ou se la faisait voler…
Là s’était terminé le dialogue et Aldo s’était senti d’un coup écrasé de fatigue. Au vrai, il commençait à prendre en grippe ce sacré bijou et, en achevant de s’habiller avant de se rendre au théâtre, il pensait avec délices que le lendemain, à la même heure, il serait en train de dîner tranquillement au wagon-restaurant en pensant que chaque tour de roue le rapprochait de sa lagune bien-aimée, de sa femme, de la marmaille et de tout ce qui faisait de sa vie quotidienne une sorte de perfection.
Et ce fut d’un cœur sincère qu’il complimenta Tante Amélie, royale à son habitude en velours noir et satin blanc, parée aux oreilles, au cou et aux mains d’une fortune en diamants.
— Vous devriez occuper la loge officielle ! Vous seriez tellement plus représentative que cette pauvre Madame Lebrun qui ne fait pas franchement honneur à la haute couture française ! Elle a toujours l’air empaqueté !
— Qu’elle le soit ou non, je n’aimerais pas lui prendre sa place. Quoi de plus ennuyeux que d’être femme de président ? Des inaugurations, encore des inaugurations coupées de visites aux hôpitaux, crèches et autres boîtes à faire pousser les enfants, recevoir à longueur de soirée des parfaits inconnus qui bien souvent ne parlent pas français, quelle horreur !
Aldo n’oublia pas de complimenter aussi Plan-Crépin qui ne manquait pas d’allure dans sa longue robe en crêpe de Chine « parme » complétée par un boléro de dentelle assorti et la parure de perles, d’améthystes et de diamants dont l’avait décorée la marquise. Se sentant à son avantage, elle était d’une humeur charmante.
Quand leur hôte les installa au premier rang de leur loge où les attendaient des bouquets ronds faits de roses pompons entourées de dentelle de papier, elle avisa aussitôt une troisième chaise et un troisième bouquet. Elle ne put s’empêcher de demander :
— Vous avez invité une autre dame ?
— Évidemment. J’ai tenu à réunir ce soir tous mes vrais amis. Qui sont aussi les vôtres…
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La porte de la loge s’ouvrait pour livrer passage à Pauline Belmont qui ressemblait à une pluie d’été dans sa robe de mousseline gris pâle entièrement brodée de longues traînées de minuscules perles de cristal pareilles à autant de gouttelettes dans la lumière de l’immense lustre qui les faisait scintiller. Une écharpe assortie complétait cette toilette ravissante et permettait de voiler avec une certaine hypocrisie les vertigineux décolletés en V de la poitrine et du dos. Pas de bijoux au cou ni aux oreilles mais une multitude de légers cercles de diamants aux bras et d’autres fils précieux jouant dans l’épais chignon massé sur la nuque. Du coup, la belle humeur de Marie-Angéline accusa une fêlure. Seule avec Aldo, elle n’eut pas de joyeuse exclamation devant cette rayonnante apparition. Elle, c’était par un dépit proche de la colère, lui, par la surprise doublée d’une émotion inattendue qu’ils perdirent un instant l’usage de la parole.
« Doux Jésus ! pensa la marquise. Pourvu que Plan-Crépin ne se livre pas à quelque esclandre ! Quant à lui, Dieu seul sait ce qu’il nous réserve ! Il est devenu d’une pâleur sidérante ! »
Elle-même cependant avait accueilli avec une souriante amitié la belle Américaine à qui elle ne pouvait s’empêcher de porter de l’estime et de l’affection, parce qu’elle avait pu mesurer les qualités foncières de cette femme aussi attachante que bourrée de talent. Grâce à Dieu, une loge d’Opéra n’était pas le lieu idéal pour bavarder et, occupant le siège central, elle opposait toute sa personne aux velléités agressives qu’elle devinait de la part de Marie-Angéline.
— Qu’avez-vous fait de votre chevalier servant habituel ? demanda cette dernière à Pauline.
Ce fut Cornélius qui lui répondit :
— Manque de place ! Cette loge est parfaite pour six personnes. Au-delà, c’est incommode ! D’ailleurs, ajouta-t-il sans se départir de sa redoutable franchise, j’ai invité seulement mes amis et il n’est pas du nombre !
— Logique imparable ! commenta Adalbert avec un large sourire. Mais s’il vous manque tellement, marquise, sachez qu’il n’est pas loin ! Regardez donc à l’orchestre ! Le troisième à partir de la gauche dans la seconde rangée des messieurs célibataires (13) ! Il est facile à repérer : il ne nous quitte pas des yeux !
Le bel Ottavio était là, en effet, ce qui ne semblait pas lui procurer un plaisir intense. Sa colère était quasi palpable tandis qu’il contemplait la loge d’où l’on avait osé l’exclure.
— Seriez-vous fiancés ? demanda Aldo à Pauline d’un ton qu’il espérait léger.
— En aucune façon ! En ce qui me concerne, je le considère comme un compagnon agréable. Apparemment, il n’a rien d’autre à faire dans la vie que fréquenter les palaces et les endroits les plus huppés d’Europe et d’Amérique. Il peut être très amusant, vous savez ?
Adalbert se mit à rire.
— À condition de trouver Othello amusant, on peut le considérer de la sorte !
Le chef d’orchestre l’interrompit en mettant la salle debout pour entendre La Marseillaise aussitôt suivie de l’hymne américain : le président et son invité d’honneur venaient de faire leur apparition. La salle tournée vers la loge officielle écouta en silence.
À peine les spectateurs assis de nouveau, les lumières s’éteignirent tandis que le rideau de scène s’éclairait. L’orchestre jouait l’ouverture de La Traviata… Peu après, ledit rideau se levait, découvrant un salon magnifiquement éclairé. La salle éclata en applaudissements : la Torelli, très entourée, s’entretenait sur le mode badin avec ses invités.
L’enthousiasme s’adressait aussi bien à la cantatrice de renommée mondiale qu’à sa beauté réellement rayonnante.
— Dieu qu’elle est belle ! souffla Adalbert, stupéfait.
— N’est-ce pas ? fit même jeu Cornélius avec un sourire. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis prêt, pour elle, à toutes les folies ?
Il avait parlé un peu fort.
— Chut ! intima, dans une loge voisine, une voix indignée.
On n’eut pas besoin de répéter. Un silence quasi religieux passa sur les spectateurs. La voix de la Torelli s’élevait pure comme un cristal, souple et chaude comme un velours noir, si heureusement accordée à celle qui l’émettait que tous, y compris Aldo, si prévenu contre elle cependant depuis qu’il avait refusé de se rendre à une invitation un peu trop autoritaire pour qu’il pût l’accepter. Il le regrettait presque à présent : cette femme valait le déplacement…
Assise sur un canapé où s’étalait le flot de sa crinoline d’épais satin blanc nacré de rose dont le large décolleté laissait nues des épaules et une gorge ravissante, elle érigeait sur un cou de cygne une tête fine qu’une lourde chevelure sombre simplement piquée de deux roses pâles derrière une oreille, semblables à celle agrafée à sa ceinture, magnifiait. Aucun bijou ne détournait le regard du fascinant visage aux longs yeux noirs et veloutés, dont la bouche exquise laissait s’envoler cette voix envoûtante. Elle ressemblait à une jeune fille dont elle conservait la silhouette élancée. Si la presse n’avait révélé son âge – trente-huit ans ! –, on lui en eût donné sans hésiter quinze de moins. À la regarder, à l’écouter, on oubliait le temps. Seul peut-être Aldo, tout en gardant les oreilles ouvertes, se détacha de la contemplation générale pour se laisser charmer par un spectacle plus émouvant pour lui : regarder Pauline tout à son aise. Elle était si belle ce soir qu’il sentait revenir ce désir brûlant qu’elle lui inspirait. Ses yeux caressaient ses épaules, son cou, sa joue, laissant revenir le souvenir – trop précis ! – de ce que cachait la robe somptueuse. Sans doute eut-elle conscience – les femmes sentent cela ! – de ce regard qui ne la quittait pas. Elle se retourna, frissonna sous cette ardeur qui lui rendait l’amant passionné d’une nuit, y plongea le sien et mit tout son amour dans le sourire qu’elle lui offrit.
Le tonnerre d’applaudissements de la salle debout sauva Aldo d’une folle impulsion : saisir la main de la jeune femme pour l’entraîner… il ne savait où, mais dans un lieu où ils seraient seuls et libres de s’aimer autant qu’ils le voudraient… L’immense lustre se rallumant fit retomber la magie.