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Entre Brigue et Venise, Aldo avait encore dix heures de voyage. Incapable de dormir, il en employa deux à se restaurer. Lui en restait par conséquent huit à faire son « examen de conscience ». Et ce n’était pas le plus facile parce que la séance d’introspection passait d’abord par Lisa.

Pourrait-il vraiment plonger son regard dans les profondeurs violettes du sien, la tenir dans ses bras, la caresser avec, dans les yeux, l’image du visage de Pauline à l’instant suprême, dans les oreilles le cri qu’il avait étouffé sur sa bouche, dans les mains la douceur veloutée de sa peau ?

La réponse immédiate fut : non. Non ! Trois fois non ! Et s’il se maudit d’avoir cédé à l’irrésistible tentation, même s’il ne l’avait ni voulue ni cherchée, il était bien obligé de s’avouer qu’il en rêvait depuis que le nom de Belmont avait été prononcé devant lui et qu’il se sentait vraiment coupable ! Rentrer à Venise dans cet état était impensable. Pas ce soir ! Pas si tôt ! Lisa était bien trop fine, surtout si sa jalousie s’éveillait, pour ne pas déceler sur lui la trace de celle qui devenait « l’autre » ! Elle rejetterait son mari infidèle avec dégoût et de cela il ne voulait à aucun prix. Lisa était sa femme, la mère de ses enfants, elle était à lui et la seule idée de la perdre lui serrait le cœur. Leur amour était de ceux que rien ne peut briser… Sauf justement ce qui venait de se passer, surtout en disant à Pauline qu’il l’aimait. Était-ce d’ailleurs la réalité même si, à cet instant-là, il avait été sincère ?

Ce qu’il fallait, c’était gagner du temps. Mais comment ?

Le train atteignait le lac Majeur en approchant de Stresa. Endroit idyllique s’il en fut où, au bord du lac ou voguant dessus pour admirer les îles Borromées, on rencontrait plus d’amoureux que de piétons solitaires. À fuir, et comme la peste ! Mais une heure et demie plus tard, ce serait Milan… dernier arrêt avant Venise !

Aldo y connaissait pas mal de monde et s’y rendait plusieurs fois par an pour ses affaires. Ses habitudes étaient attachées à l’hôtel Continental, le plus ancien palace de la ville, où il était certain de trouver le confort, le repos et le calme – sauf au bar, des plus courus ! – dont il avait le plus urgent besoin. Après tout, rien ne l’obligeait à rentrer ce soir à Venise puisqu’il avait eu la bonne idée de ne pas annoncer son retour afin d’en faire la surprise à sa famille… Sa décision fut vite prise. Il sonna Albert qui apparut presque instantanément.

— Je vais descendre à Milan, l’informa-t-il. Vous voudrez bien, en arrivant, faire déposer mes bagages à la consigne ?

— Bien sûr, Excellence ! Y a-t-il quelqu’un à prévenir ?

— Non. Personne ne m’attend. Vous serez gentil de remettre la clef au chef de gare Bronzini ! recommanda-t-il en y ajoutant un billet de banque.

Il ne conservait que la mallette contenant le minimum nécessaire pour un ou deux jours et, dans le double fond, les joyaux achetés à la vente Van Tilden. Cependant le fonctionnaire s’inquiétait.

— Monsieur le prince ne se sent pas bien ? Je lui trouve moins bonne mine qu’hier !

— Vous ne le savez sans doute pas, mon cher Albert, mais je ne dors jamais dans un sleeping !

Ce qui était faux. C’était même l’un des endroits au monde où il dormait le mieux, bercé par le rythme des bogies. Il n’en alla pas moins s’examiner dans le miroir. Tout à l’heure en se rasant il n’y avait pas pris garde, mais Albert avait raison en disant qu’il n’avait pas l’air brillant. Il est vrai qu’une nuit aussi agitée que celle qu’il venait de vivre pouvait compter double… surtout quand la précédente n’avait pas été fameuse. Il l’avait occupée en fumant cigarette sur cigarette tourmenté par le virage brutal que la Torelli avait imposé à sa vie. Jamais Adalbert ne l’avait regardé avec cette fureur… proche de la haine. Oui, c’était cela qu’un instant il avait lu dans ses yeux. Et ce regard l’avait tenu éveillé presque toute la nuit… Si l’on y additionnait les heures brûlantes dans les bras de Pauline, il ne fallait pas s’étonner du résultat... et il avait été sagement inspiré en décidant de descendre à Milan. Infliger cette figure à Lisa eût relevé de la démence : ou bien, le croyant malade, elle l’aurait fourré au lit en déployant tout l’arsenal de remise en forme suisse, ou bien elle aurait deviné la vérité et, ça, ce n’était pas pensable ! Elle aurait pris ses enfants sous le bras et serait partie pour Vienne en lui disant qu’il ne la reverrait jamais !

Le Continental lui offrit tout ce qu’il en espérait : une chambre calme, une vaste baignoire qu’il remplit d’eau délicieusement chaude additionnée de sels de bain à la lavande, un dîner léger qu’il se fit servir à domicile, enfin un lit, qui aurait pu accueillir trois personnes, aux moelleuses profondeurs et où il plongea comme dans un nuage pour un sommeil sans rêves dont il émergea douze heures plus tard, les idées remises à neuf. Une douche froide, un solide petit déjeuner et il se sentit de nouveau frais comme un gardon et prêt à reprendre la vie à pleins bras !

Sa nuit avec Pauline, il lui fallait à présent la remiser au plus obscur de sa mémoire. Elle avait été trop merveilleuse – comme l’avaient été celle du Ritz et l’aurore de Newport ! – pour l’effacer mais il était impératif qu’il n’y en eût jamais de quatrième ! Pour cela, éviter Pauline ! Ce ne serait peut-être pas toujours facile mais sa paix intérieure à lui, a fortiori celle de Lisa, était à ce prix. Il découvrait d’ailleurs, non sans surprise, qu’il n’avait jamais autant aimé sa femme.

— Tu aurais pu y penser plus tôt, émit la voix intérieure qui se manifestait parfois et qu’en général il n’écoutait pas.

Cette fois, il accepta le dialogue :

— Facile à dire maintenant que le mal est fait ! Que voulais-tu que je fasse quand Pauline m’est apparue rayonnante dans le cadre de la porte ? Que je la renvoie à l’intérieur en tirant le verrou par-dessus le marché ?

— J’en admets la difficulté ! D’autant plus que, depuis que tu la savais à Paris, tu mourais d’envie de la reprendre !

— Là ! Tu vois bien…

— Tu aurais pu au moins t’abstenir de lui raconter que tu l’aimais !

— Mais je l’aimais… à cet instant-là !

— Et plus après ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait avec ces deux petits mots que tu n’avais jamais murmurés à son oreille. Elle les a reçus dans son cœur et les a emportés avec elle comme un trésor, et elle est prête à tout balayer pour toi !

— Faut rien exagérer !

— Je n’exagère rien et tu le sais. Que t’a-t-elle confié après le dernier baiser ?

— Heu… qu’elle m’aimait !

— Et quoi ensuite ?

— À plus tard… à toujours !

— Que tu le veuilles ou non, tu es bel et bien, pour elle, son amant ! Ce qui signifie…

— Ça suffit ! Il n’est pas question que je recommence ! C’est trop compliqué de vivre un remords ! Et tu vas me répondre, moins que des regrets ! Mais je saurai me vaincre ! Et toi je t’ai assez entendu !

Ainsi conforté dans ses résolutions, Aldo descendit dans le hall, régla sa facture, demanda un taxi et se fit conduire à la gare. Il avait un train à 14 h 15 et il aurait pu déjeuner au Continental mais, de même qu’il avait évité le bar, de même il renonça au restaurant par crainte d’y rencontrer une ou plusieurs têtes connues. Il n’avait pas envie d’inventer encore Dieu sait quel mensonge ! Il se contenta donc, au buffet de la gare, d’un plat de lasagnes arrosé de valpolicella et d’un café. Après quoi il acheta un journal et s’en alla prendre le train qui, après quelques arrêts, le ramena à Venise… Il était 7 heures du soir et, par extraordinaire, aucun duo de « Chemises noires » n’arpentait les quais.

Plein de révérence pour cette notabilité de la ville, le chef de gare envoya récupérer les bagages à la consigne et arrêter un motoscaffo où il les fit déposer. Morosini n’ayant pas informé qu’il rentrait plus tôt que prévu, il était normal qu’aucune des embarcations du palais, pilotée par Zian, ne fût venue l’attendre. Et ce fut l’âme sereine, sûr d’être accueilli par des sourires, qu’Aldo réintégra ses pénates…