Et Lisa raccrocha.
— On dirait que ça va mieux ? demanda Guy en refermant l’horaire des trains qu’il était allé chercher.
— On en est quitte pour la peur, mon cher ami ! Et puisqu’une fois de plus je me retrouve célibataire, nous allons aller déguster une ou deux langoustes chez Montin !
— Est-ce bien raisonnable ? Vous venez d’avoir des ennuis de digestion, si mon diagnostic est exact ?
— Foutaise, mon ami ! Notre ciel est redevenu bleu et nous allons trinquer à la santé de Moritz Kledermann, mon merveilleux beau-papa !
Aldo se sentait incroyablement joyeux tout à coup ! Sans doute pour avoir senti d’un peu près le vent du boulet. Et, en regagnant ce soir-là son lit solitaire, il se jura que plus aucune sirène – fût-elle aussi adorable que Pauline – n’y viendrait occuper la place de Lisa.
Il fut tenté cependant d’appeler, anonymement, le Ritz pour savoir si elle était bien rentrée, mais à la réflexion s’en abstint. Sa voix pouvait être reconnue et il n’était pas censé être au courant des faits et gestes de la belle Américaine. Et comme il n’y avait aucune raison pour qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit, le mieux était de se remettre au travail sans plus tarder, en montrant à son ancien précepteur les achats effectués en salle des ventes à Paris. C’était toujours pour lui une joie sans mélange que manier des pierres chargées d’histoire. Il admira en particulier le collier composé d’un gros rubis, de deux émeraudes et d’une très belle perle en poire réunis par des entrelacs d’or semés de perles plus petites.
— Vous pensez réellement que c’est celui que François Ier a fait exécuter pour Éléonore d’Autriche au moment de leur mariage ?
— Où voyez-vous un doute ? C’est un travail français et les pierres étaient encore dans les joyaux de la Couronne lors du vol du Garde-Meuble…
— J’ai pourtant l’impression qu’elles ont été desserties et remontées !
— C’est possible, après tout. Il va falloir s’en assurer avant de prévenir le baron Ellenstein. Mais comme ce sont principalement les pierres qui l’intéressent, cela ne devrait poser aucun problème. Quant à l’enseigne aux chevaux du soleil, on a la certitude du nom de l’artiste qui l’a ciselée…
— Benvenuto Cellini, bien sûr…
— Une pure merveille ! J’ai eu d’ailleurs quelque peine à l’emporter ! Gulbenkian la voulait à tout prix !
— Autrement dit, elle vous a coûté la peau du dos ?
— Oui, mais je ne regrette rien. Elle en vaut la peine !
— Cela signifie que vous la gardez ?
— J’hésite ! À moins que je n’en tire un joli bénéfice. Gulbenkian était fou de rage !
— Pourquoi a-t-il cessé d’enchérir alors ?
— Allez savoir ? Pour l’instant, elle reste ici !
Repris par sa passion pour son métier et les pierres, Aldo se retrouvait lui-même, ressentant moins douloureusement sa rupture avec Adalbert. Il évitait d’y penser le plus possible. Tout comme il s’efforçait d’effacer de son esprit sa nuit avec Pauline. Peut-être rentrerait-elle bientôt à New York et lui n’avait plus aucune raison de se rendre à Paris ! Tant qu’elle y serait, tout au moins ! Et puis Lisa allait revenir. Avec elle tout serait plus facile ! Quant à Wishbone, s’il revenait le voir, il le recevrait avec toute l’amitié que sa gentillesse, sa candeur même lui inspiraient, mais il dépenserait toute son énergie à le dissuader d’acquérir la Chimère. Qu’il en fasse effectuer une copie ? Soit, puisque c’était réalisable, mais qu’il n’essaie surtout plus de mettre la main sur l’originale !
Quelques jours après l’accident vasculaire qui l’avait mené si près de la mort, Moritz Kledermann l’appela au téléphone. Après lui avoir assuré qu’il était revenu à une vie normale et qu’il allait sous peu lui restituer son épouse et ses bruyants petits corollaires, le banquier ajouta :
— Lisa m’a dit que vous cherchiez la fameuse Chimère des Borgia ?
— Oh, j’ai renoncé ! D’abord elle ne m’a jamais vraiment attiré…
— À cause de sa provenance ? Vous n’aimez pas le sulfureux César ?
— Qui l’aimerait ?
— Pas moi, en tout cas, et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de la fuir comme la peste !
— Pourquoi ?
— C’est un bijou malfaisant ! Cela vous étonne de m’entendre prononcer ce mot, moi qui étais agnostique et hermétique à l’occultisme et à l’ésotérisme quand vous me mettiez vous-même en garde ?
— Pas vraiment, Moritz, fit Aldo avec une soudaine douceur. Après…
— … le drame affreux que nous avons vécu et que je ne cesse de me reprocher ! Si je vous avais écouté, j’aurais renvoyé loin de nous le rubis de la Folle et le chagrin ne me consumerait pas ! C’est pourquoi j’espère être écouté, moi l’incrédule, l’esprit supérieur, quand je vous supplie de ne pas chercher – même à approcher ! – la Chimère. Elle est redoutable.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— J’ai bien connu, jadis, le marquis d’Anguisola. Il tenait la Chimère de famille et, bien qu’il refusât de faire le rapprochement – je crois même qu’il en était fier ! –, il m’a raconté la vie de certains de ses aïeux et surtout des morts… des « accidents » pour la plupart mais qui pouvaient fort avoir été des meurtres déguisés. Il avait épousé une Américaine passionnée comme lui de bijoux.
— Je sais. Je connais sa famille : des gens charmants !
— Alors dites-leur que c’est une chance que ce bijou ne soit pas parvenu jusqu’à eux : Anguisola est mort brûlé vif et sa femme a été assassinée, ainsi que vous le savez, sur le Titanic pendant le naufrage.
— C’est étrange ! Je n’ai jamais entendu parler d’une malédiction quelconque. Pourtant cette Torelli qui la veut doit être superstitieuse en bonne Italienne ?
— C’est vrai, j’allais oublier : le sort fatal épargne ceux qui ont dans leurs veines quelques gouttes de sang Borgia. Cela ne vous amuse pas ? J’entends : venant de moi ?
— Surtout venant de vous, justement ! Mais je croyais que les Anguisola faisaient plus ou moins partie de la descendance ?
— Ils le croyaient aussi mais les bâtards insoupçonnés, cela existe !
Au bout du fil il entendit rire le banquier.
— Ne vous vexez pas. Je dois en avoir autant à votre service… et je suis un Helvète ! S’il y tient tellement, dites à votre cher cow-boy de laisser agir les magiciens de chez Cartier ! Ce sera mieux pour tout le monde !
Quand il eut raccroché, Aldo eut l’impression que le ciel venait de s’éclaircir et, en attendant sa femme, il se lança dans le travail à corps perdu.
Il ignorait encore que Pauline n’était jamais rentrée au Ritz…
9
Où la terre se met à tourner à l’envers
Quand, ce matin-là, Aldo descendit rejoindre Guy pour le petit déjeuner, il le trouva debout près d’une fenêtre, en train de lire une page de journal et visiblement très soucieux. Très absorbé aussi, car il ne leva pas la tête à l’entrée de son ancien élève. Et le café refroidissait dans sa tasse.
— Elles sont si passionnantes que cela, les nouvelles de ce matin, mon cher Guy ? s’écria-t-il joyeusement car il se sentait dans une forme voisine de la perfection… et surtout heureux d’aller bientôt chercher Lisa et les enfants à la gare. Mais vous en faites une tête ! ajouta-t-il, soudain inquiet.
— Je ne pense pas que vous apprécierez. On nous a envoyé cette feuille de chou sous pli cacheté. Il s’agit de L’Intransigeant d’hier. Il vaudrait mieux que vous vous asseyiez. Je vais redemander du café…
Toute sa belle humeur envolée, Aldo vit tout de suite le gros titre : « Une Américaine disparaît du Ritz ». Suivait un long développement soulignant le fait que l’on était sans nouvelles de Mrs Pauline Belmont. Grande artiste américaine richissime, elle avait quitté l’hôtel cinq jours plus tôt pour un court voyage dont elle n’était pas encore revenue, alors qu’elle avait annoncé son retour pour le surlendemain, mais sans indiquer sa destination. Fort inquiet, l’un de ses proches amis, le comte Ottavio Fanchetti, avait alerté la police qui n’avait pas cru devoir y attacher toute l’attention qu’il aurait fallu. Le comte s’était alors adressé à une agence de détectives privés qui n’aurait eu aucune peine à découvrir que Mrs Belmont avait pris, le 15 novembre, le Simplon-Orient-Express à destination de Venise où elle ne serait jamais arrivée. Suivait évidemment le rappel de l’affaire Helen Adler, elle-même femme de chambre de Mrs Belmont et victime à l’hôtel Ritz d’une agression qui avait mis ses jours en danger puisque, si elle n’en était pas morte, elle demeurait plongée dans un coma profond. Ensuite venait une interminable digression sur les Belmont en général et Pauline en particulier – famille, fortune, portrait physique –, et le chef-d’œuvre s’achevait en mentionnant que Mrs Belmont était apparue en public pour la dernière fois à l’Opéra, lors de la représentation de l’incomparable Torelli dans le rôle de La Traviata et cela dans la loge d’un compatriote fort ami de la diva, Mr Cornélius B. Wishbone, de Dallas, Texas. Elle y était en compagnie de la marquise de Sommières, de Mlle du Plan-Crépin, de M. Adalbert Vidal-Pellicorne et du prince Morosini…