— Qu’est-ce que tu as, Lisa ? On dirait que ce voyage à Paris te tourmente vraiment ?
— N’exagérons rien ! Souviens-toi seulement que, la dernière fois, tu devais rester en Égypte cinq ou six jours et tu es resté quatre mois !
— Encore heureux de ne pas y être resté définitivement ! fit-il un peu sèchement. Que veux-tu, il faut bien que je fasse mon métier et il m’oblige à voyager ! Je ne te propose pas d’envoyer Guy à ma place pour cette vente ! Elle est importante… et je ne devrais pas être obligé de te l’expliquer. Mina Van Zelden aurait compris sans qu’on soit obligé de lui faire un dessin !
— Mais j’ai compris, rassure-toi ! Et puis tu pourras toujours revenir en compagnie d’Adalbert qui sera sûrement à Paris !
— Pas sûr : il a un appartement à Londres !
— Il m’étonnerait fort qu’il ne soit pas là ! Puisque tu vas chez Tante Amélie il s’arrangera pour que le « gang » soit au complet !
Et, posant un baiser rapide sur le bout du nez de son époux, Lisa ramassa ses écrins et remonta dans sa chambre. Elle s’en voulait d’avoir donné libre cours à la vague inquiétude qui lui était venue en apprenant qu’il allait s’occuper de cet Américain, si sympathique soit-il.
Elle n’avait rien contre l’Amérique en général et même elle y comptait des amis, mais ayant vécu auprès d’Aldo quelques années, d’abord sous un camouflage de secrétaire insipide puis comme épouse après la parenthèse du désastreux mariage polonais (2), elle avait appris à le connaître à fond et savait que, tout en lui gardant son amour intact, il était sujet à des coups de cœur dont certains pouvaient être dangereux. Elle l’avait compris quand, au moment de l’affaire de Versailles, elle avait reçu une lettre de Mme de Sommières (Tante Amélie), de style humoristique d’ailleurs, lui rappelant que, s’il était louable d’être une bonne mère, il n’était pas mauvais non plus que l’on sût qu’il existait une princesse Morosini avec qui Aldo formait un couple parfait. Il est vrai qu’à ce moment Lisa, qui venait de mettre au monde son petit Marco, ne s’occupait plus que de lui, allant même jusqu’à faire chambre à part afin de ne pas risquer de tarir son lait. Il serait bon, par exemple, écrivait la marquise, qu’elle fît une entrée fracassante au vernissage de l’exposition de sculpture d’une Américaine, Pauline Belmont, dans la galerie d’antiquités de leur ami Gilles Vauxbrun dont elle était la dernière passion…
Lisa était trop fine pour ne pas deviner une mise en garde sous le ton d’affectueuse plaisanterie. Au beau milieu de la soirée, elle avait effectué l’entrée « sensationnelle » qu’on lui conseillait. Comme César, elle était venue, elle avait vu… qu’en effet Vauxbrun était très amoureux de l’artiste – une véritable, il fallait l’avouer ! – mais qu’il n’était pas payé de retour. En revanche, il y avait plus d’une chance que Pauline aime Aldo. Et c’était une femme remarquable : belle, intelligente, sensible, incroyablement sympathique, cultivée bien sûr, pourvue enfin d’un corps de statue grecque et d’un magnifique regard gris que Lisa avait bien cru voir s’adoucir en se posant sur son époux. Mais lui semblait si heureux de son arrivée fortuite qu’elle n’avait pas douté un instant d’un amour qu’on lui avait prouvé surabondamment trois heures après dans une chambre du Ritz.
— Ne me prive plus jamais de toi, Lisa ! avait-il supplié avant de lui permettre de s’endormir. J’en souffre trop !… Et ce ne sont pas les nourrices qui manquent dans ton Helvétie natale ! Sans compter les vaches !
Tout était donc rentré dans l’ordre. N’empêche que Lisa ne pouvait se défendre d’une vague prévention envers tout ce qui émanait des États-Unis. Même s’il y avait un fameux bout de chemin entre le Texas et la 5e Avenue !
De son côté, Aldo s’interrogeait. C’était la première fois que sa femme émettait une quelconque objection à l’un de ses voyages, et d’autant plus surprenante qu’elle n’ignorait pas l’importance des joyaux qui allaient se vendre le surlendemain à l’hôtel des ventes de la rue Drouot. Habitué de la maison, il avait reçu une invitation en bonne et due forme ainsi que le catalogue… Et il n’aimait pas cela.
Pas plus qu’il n’avait aimé son attitude lorsqu’il était revenu d’Égypte. L’habituelle magie qui les jetait dans les bras l’un de l’autre à chaque retour d’Aldo n’avait pas fonctionné aussi bien même si, retirés dans leur chambre, elle s’était abandonnée sans retenue à leur ardeur amoureuse. Et il avait béni intérieurement la présence d’Adalbert qui, sans paraître se livrer à la moindre plaidoirie, avait raconté ce qu’avait été leur commune aventure sur le Nil sans rien cacher de ses propres sentiments pour une jeune Salima qui n’appartenait pas vraiment à ce monde. Son talent oratoire avait joué à plein et il avait conclu en disant à quel point lui était paru nécessaire ce séjour chez ses amis avant de retrouver le train-train… et la relative solitude de la rue Jouffroy.
— J’aurais aimé être là ! s’était-elle contentée de soupirer, ce qui avait fait bondir Aldo.
— Qu’est-ce qui t’en empêchait dès l’instant où tu étais rassurée sur le sort de Grand-Mère ? avait riposté Aldo.
— Rien, évidemment, si ce n’est que je n’étais pas certaine que ma présence soit tellement utile !
— Avec Tante Amélie et Plan-Crépin ? C’est de la mauvaise foi, mon cœur… et tu le sais parfaitement !
Cela n’était pas allé plus loin mais, à présent, et au moment de boucler ses valises pour Paris, le mince incident revenait à la mémoire d’Aldo, l’incitant à prendre quelques précautions. Aussi s’empressa-t-il de rejoindre Lisa dans sa chambre.
— Ils sont encore là pour combien de temps, les cousins ?
— Deux ou trois jours, pas plus…
— Puisque tu as si peur de me voir filer au bout du monde, viens donc me rejoindre à Paris. L’atmosphère de la rue Alfred-de-Vigny te décontractera et il ne tient qu’à toi de prendre place dans mon « gang » comme tu dis ! Sans parler de moi, Tante Amélie et son fidèle bedeau en seraient ravis ! Sans compter ton couturier préféré !
— Mais… les enfants ?
— Ah, non ! Ne recommence pas ! J’estime qu’entourés de Trudi, Mademoiselle – une nouvelle acquisition pour commencer l’éducation des jumeaux ! –, de Guy, d’Angelo, de Zaccharia, de Livia, de Fulvie, de Zian et des autres on ne pourrait nous accuser de les abandonner en plein désert !
Lisa n’avait pu s’empêcher de rire et était venue d’elle-même se blottir dans les bras de son mari.
— On verra ça !… C’est toi qui as raison, bien sûr ! Mais c’est comme un fait exprès : depuis que nous sommes mariés, nous avons été moins souvent ensemble que quand j’étais ta secrétaire ! Par ma faute autant que par la tienne d’ailleurs !
— Peut-être mais les retrouvailles sont tellement délicieuses, non ? fit-il en l’embrassant dans le cou.
Après quoi, il y eut un assez long silence peuplé de soupirs qu’Aldo jugea bon de préserver en allant fermer la porte à clef…
Quand Lisa se leva pour aller se recoiffer, elle considéra d’un œil sévère les joyaux disposés devant le grand miroir.
— Je déteste l’idée de me rendre à ce bal sans toi !
— Menteuse ! Mon absence va faire le bonheur de tes nombreux admirateurs qui vont s’agglutiner autour de toi comme des frelons autour d’une fleur ! Ce que, moi, je déteste ! Cela t’évitera une scène de ménage au retour !
Lisa se mit à rire.
— Toi, je ne sais pas, mais moi, je les aime assez, nos scènes de ménage. Elles finissent plutôt bien !
— Tu n’as que trop raison ! grogna Aldo. Je pourrais peut-être envisager de te flanquer une raclée la prochaine fois ?… Ou alors te faire un enfant de plus ?
L’écho de hurlements partis du rez-de-chaussée évita à la jeune femme de se lancer dans une controverse.
— Pour l’instant, tu vois, je crois qu’on a fait le plein ! Va prendre ton train et embrasse la famille pour moi ! J’irai peut-être te rejoindre après tout… Ne fût-ce que pour voir ce que Marie-Angéline va faire de ton Américain.
— Voilà comme j’aime t’entendre parler !… Femme, je suis fier de toi !