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Aldo s’en était emparé aussitôt et déchirait l’enveloppe d’un doigt nerveux, tandis que son cœur manquait un battement. Les messages délivrés hors norme ne lui inspiraient aucune confiance. Celui-là, cependant, rédigé sur un papier épais et par une main élégante, semblait pourtant animé des meilleures intentions : « Ne vous laissez surtout pas aller à la tentation de vous mêler de l’enquête et surtout ne manquez pas votre train demain soir ! Cela n’aiderait personne et pourrait avoir des conséquences dramatiques pour la paix de votre ménage ! » Pas de signature. Seulement : « un ami ».

Sans un mot, il tendit le billet à son vis-à-vis. Qui le prit, le parcourut, fronça les sourcils, le relut et finalement le rendit mais sans perdre son air soucieux.

— Bizarre ! Cela semble provenir de quelqu’un qui vous connaît bien. Auriez-vous dans l’idée de rester ici quelque temps afin de voir comment tournera l’enquête et, si nécessaire, vous en mêler ?

— Voyons, Marie-Angéline, vous me connaissez suffisamment pour comprendre que je me soucie du sort de P… Mrs Belmont ! Si elle est tombée dans un guet-apens – et on peut le redouter ! –, il m’est impossible…

Plan-Crépin devint rouge brique et brandit dangereusement une cuillère tardivement enduite de marmelade d’oranges :

— Si elle est tombée dans un piège, elle l’a bien voulu ! Et d’abord pourquoi ne serait-elle pas en train de goûter les charmes du bel automne suisse au bord d’un lac… et en compagnie d’amis de rencontre ?…

— Sans bagages et après avoir prévenu le Ritz qu’elle s’absenterait deux ou trois jours ? Allons donc !

— Avec de l’argent on obtient ce que l’on veut – par exemple des vêtements ! – dans n’importe quel coin d’Europe ! Quant au Ritz, il en a vu d’autres et on n’en demande pas plus dès l’instant où elle conserve sa chambre et ses affaires dedans ! Ces Américaines sont capables de tout…

— Et de n’importe quoi, je sais ! Mais que vous a-t-elle fait pour que vous la haïssiez à ce point ?

Sans lâcher sa cuillère, elle se laissa aller sur sa chaise, semblant soudain très lasse.

— Mais je ne la hais point !… Simplement elle me fait peur en raison de sa puissance sur vous ! Il suffit qu’elle paraisse et vous voilà sens dessus dessous !

— Où allez-vous chercher ça ?

— J’ai des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Quand elle vous parle, elle roucoule ! Et vous aussi !

— Moi, je roucoule ? se rebiffa-t-il, trop abasourdi pour trouver une parade.

On ne l’avait encore jamais comparé à un pigeon mais Plan-Crépin était hors d’elle.

— Parfaitement ! Et, bien entendu, quand vous l’avez rencontrée dans le sleeping, vous l’avez invitée à prendre une tasse de thé au wagon-restaurant en causant de la pluie et du beau temps ? s’écria-t-elle en se dressant sur ses pieds, ce qui amena Aldo à en faire autant.

— J’ai fait ce que j’avais à faire !

La phrase était maladroite. La riposte claqua :

— Oui. L’amour !

L’entrée inopinée de Mme de Sommières sauva Marie-Angéline de la gifle qui démangeait la main d’Aldo.

— Qu’est-ce qui vous prend de hurler de la sorte, tous les deux ? On vous entend depuis l’escalier.

Plan-Crépin prit la lettre restée sur la table et la tendit à la marquise d’une main tremblante de colère :

— Tenez ! Lisez ! Je ne suis pas seule à penser que cet homme devient fou dès que son Américaine s’inscrit dans le paysage ! Et il était grand temps que quelqu’un lui dise ses quatre vérités ! Pauvre, pauvre Lisa !

Et elle sortit sans oublier de claquer la porte derrière elle. Les deux autres observèrent le phénomène sans souffler mot. Enfin, après un court silence, Tante Amélie soupira.

— Pauvre Plan-Crépin ! Elle déverse sur toi le chagrin que lui cause la désertion de notre Adalbert ! Ce qui ne veut pas dire que ta conduite la laisse indifférente. Seulement, toi, elle t’a sous la main !

— Plus pour longtemps ! Encore quelques heures et j’aurai cessé de troubler votre quiétude !

— Tu es bien le seul à le penser ! J’aperçois une suite infinie de jours où toi et Adalbert allez vous retrouver au centre de toutes nos conversations. Curieuse, cette lettre ! Elle semble animée des meilleures intentions, alors pourquoi est-elle anonyme ?

— On peut souhaiter mettre quelqu’un en garde, tout en ne désirant pas se faire connaître. Au surplus, cela tombe plutôt bien !

— Pourquoi ?

— Croyez-vous que cela m’amuse de rentrer tranquillement chez moi alors que Pauline est peut-être en danger ?

— Sans doute, mais tu n’as pas le choix si tu ne veux pas mettre ton couple en péril. Or, d’après ce que je crois comprendre, tu hésitais ! Donc cet avis est on ne peut plus opportun. Va prendre ton train, mon garçon, et laisse Langlois faire son travail. Au moins tu peux être certain qu’il le fera convenablement ! Et tu lui as promis de partir !

La journée se traîna lamentablement sous un jour bas et lugubre. Il faisait froid et, par-dessus le marché, une pluie têtue se déversait interminablement sur Paris : un temps capable de mettre à fond de cale le moral le plus solide. Ce que n’était pas celui d’Aldo. Pour ne pas emplir de fumée la demeure de Tante Amélie, il sortit griller quelques cigarettes sous les arbres dépouillés du parc Monceau à peu près désert. Même les nurses anglaises les mieux aguerries avaient renoncé à pousser leurs landaus armoriés sous cette tristounette contrefaçon du déluge. Le promeneur solitaire se garda d’ailleurs d’aller trop loin, le trop loin étant représenté par l’entrée du boulevard de Courcelles où l’on se trouvait à deux pas de chez Adalbert. La seule idée d’apercevoir les hautes fenêtres de son appartement haussmannien occultées par des volets lui donnait mal au cœur.

C’était la seconde fois que son ami lui tournait le dos à cause d’une femme, mais il n’avait pas ressenti la première brisure aussi douloureusement que celle-ci, qu’il devinait plus grave. Alice Astor avait ébloui Adalbert mais c’était une femme impossible et surtout trop sotte pour qu’il ne s’en aperçoive pas un jour ou l’autre. Et puis Aldo avait lui-même autre chose à faire. La Torelli, sa beauté rayonnante et sa voix de sirène s’apparentaient davantage à Circé et, s’il n’avait été prévenu – aussi bien par leurs relations initiales que par les demi-confidences de Wishbone ! –, il aurait pu se laisser séduire, mais en fait il n’y croyait pas. Lui avait Lisa… et Pauline ! Adalbert n’avait que le souvenir ébloui que lui avait procuré la découverte du tombeau de la Reine inconnue. Au contraire de ce qu’avait espéré son ami, la belle image devait être trop profondément enfouie dans le cœur d’Adalbert pour le protéger d’une femme redoutablement vivante !

Ce fut avec un réel soulagement qu’il vit tomber le soir, boucla sa valise et descendit boire une dernière coupe de champagne en compagnie de Tante Amélie et de Marie-Angéline. Mais l’habituelle magie des petites bulles dorées ne joua pas. C’était un vin de fête et, sans vouloir l’avouer, aucun des trois ne se sentait le cœur léger : l’ombre de Pauline Belmont abandonnée à son sort, peut-être ?

Aussi, quand Cyprien vint annoncer que le taxi appelé par Lucien attendait Monsieur le prince, celui-ci embrassa sa tante avec une chaleur inaccoutumée, sans oublier d’appliquer deux baisers sur les joues maigres de Plan-Crépin.

— Sois tranquille ! On te communiquera toutes les nouvelles qui passeront à notre portée ! Fais-nous... ou plutôt fais confiance à Plan-Crépin !

— Je n’en doute pas un seul instant ! Merci d’avance ! Veillez bien sur elle, ajouta-t-il à l’oreille de cette dernière… qui répondit par un regard indigné et un haussement d’épaules.

Comme si elle n’avait jamais fait autre chose !

Avec la déprimante impression d’être en train de devenir idiot, Aldo grimpa dans son taxi auquel Lucien intima :

— Gare de Lyon ! Au départ des grandes lignes !

L’homme fit signe qu’il avait compris et démarra sur l’asphalte mouillée où se reflétaient les réverbères. Aldo s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux. L’itinéraire qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir parcouru si souvent n’avait plus pour lui le moindre intérêt !