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Le silence régnait dans l’habitacle. Quand Aldo eut fini sa cigarette, il se sentit las tout d’un coup et bâilla.

— Si tu veux dormir, ne te gêne pas ! dit son voisin. On en a pour un moment à tailler la route…

Pourquoi pas, après tout ? Il n’avait aucun moyen de repérer seulement la direction. L’auto – une machine assez puissante – s’était livrée à un certain nombre de manœuvres, tournant à droite, à gauche, à plusieurs reprises. Il y eut un rapide passage de l’octroi mais qui ne lui apprit rien : ce pouvait être au nord aussi bien qu’au sud, à l’est ou à l’ouest. Ses compagnons de voyage restaient muets. Il aurait aimé pouvoir croiser les bras pour mieux s’accoter dans son coin, mais son poignet gauche captif l’en empêchait. Aussi se contenta-t-il d’appuyer sa tête au dossier et de fermer les yeux. Il avait faim et soif, et il était préférable de ne pas songer à sa copie peut-être en train de s’installer, à cet instant, à une table de l’agréable wagon-restaurant. Quoiqu’en y réfléchissant son alter ego eût intérêt à se faire servir dans sa cabine. La ressemblance n’était peut-être pas suffisante pour affronter trop d’éclairage et il était difficile d’aller dîner coiffé d’une casquette et affublé d’une écharpe remontant jusqu’au nez !

Quant à ce qui l’attendait lui-même, il le verrait bien une fois arrivé à destination. Une chose était certaine, on l’avait piégé de main de maître et il ne se faisait guère d’illusions : ça n’allait pas être une partie de plaisir de se sortir de ce pétrin. Surtout si c’était une tombe perdue au fin fond d’une campagne…

Pour éviter de s’attendrir sur son sort, il ferma les yeux en s’efforçant de ne plus penser et, la fatigue aidant, s’endormit presque aussitôt…

En revenant de la messe, le surlendemain, et sans même prendre le temps d’ôter ses vêtements de sortie, Marie-Angéline demanda à Cyprien :

— Toujours pas de nouvelles ?

— Toujours pas ! Mais il n’est qu’un peu plus de 7 heures ! Madame la marquise a déjà demandé son petit déjeuner.

En grimpant l’escalier quatre à quatre, elle pensa que la vieille dame n’avait pas dû dormir beaucoup non plus cette nuit et, de fait, en pénétrant dans la vaste chambre, elle la vit assise sur son lit, contemplant avec une mélancolie en accord avec ses traits tirés le plateau posé sur ses genoux.

— Nous chipotons ? s’écria-t-elle en affectant de prendre un ton enjoué.

Mme de Sommières fit la grimace.

— Ne criez pas si fort ! Je ne suis pas encore sourde ! Non, je ne chipote pas ! Je n’ai pas faim, c’est tout ! Mais que cela ne vous coupe pas l’appétit, ajouta-t-elle en voyant entrer Louise, sa femme de chambre, munie d’un nouveau plateau copieusement garni qu’elle déposa sur une petite table proche du lit.

C’était une habitude ancienne : quand Marie-Angéline rentrait de Saint-Augustin – à jeun, communion oblige ! – les deux dames déjeunaient ensemble, l’une dans son lit, l’autre à la table, en commentant les potins du quartier dont l’arrivante rapportait toujours un plein panier, grâce à l’espèce de centre de renseignements qu’elle s’était créé au contact des habitués de l’office matinal. Le rituel commençait en général par le « Quelles nouvelles aujourd’hui ? » de la marquise. Cette fois, rien ne vint sinon, au bout de quelques instants :

— Nous sommes idiotes toutes les deux de nous tourmenter comme nous le faisons ! Bien sûr Aldo avait promis de téléphoner dès son arrivée mais souvenons-nous que le Simplon n’entre en gare de Venise qu’à 19 h 40… sauf retard possible, qu’il faut le temps de rentrer à la maison et que, si on lui a annoncé, à ce fichu téléphone, une attente de trois ou quatre heures, il aura pensé que cela nous amènerait trop tard – surtout s’il est lui-même fatigué ! – et je reste persuadée qu’il va appeler ce matin ! Mangez donc, au lieu de continuer à tartiner ce toast d’un air dégoûté !

Ce qui eut pour effet de faire reposer aussitôt couteau et tartine.

— Je ne peux m’empêcher d’être inquiète ! Et je ne sais même pas pourquoi !

— Naturellement, nous le savons ! D’ailleurs je suis dans le même cas ! Est-ce assez bête !… Ah ! Il me semble que le téléphone sonne à la loge !

Plan-Crépin avait de bonnes oreilles. Elle partit au galop et dégringola l’escalier…

Quand elle revint de la loge du concierge, elle était verte et dut s’asseoir sur les premières marches. Ce que voyant, Cyprien partit chercher un verre de cognac qu’il lui mit dans la main. En temps normal, il ne débordait pas d’affection pour elle à cause de cette compétition larvée qui les opposait depuis la prise de fonction dans la maison de Marie-Angéline, au sujet de l’affection de Mme de Sommières. Mais là !…

— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota-t-il.

— C’était M. Buteau. Hier soir, il est allé le chercher à la gare de Santa Lucia… et Aldo n’y était pas !

— Quoi ? Mais Monsieur le prince est bien parti avant-hier ! C’est Lucien qui s’est occupé de lui trouver le taxi à qui il a donné l’ordre de conduire son passager à la gare de Lyon !

— Oui. Tout ça est vrai !… Seulement il reste qu’à l’arrivée à Venise il n’était plus dans le train !

— Doux Jésus ! émit le vieux maître d’hôtel en joignant les mains et en levant les yeux vers les hauteurs de l’escalier, imité en cela par Plan-Crépin.

— Eh oui ! soupira celle-ci. Il va falloir lui dire !

Et d’un pas alourdi par l’inquiétude, elle remonta lentement les marches dévalées à si vive allure un moment plus tôt… Enraciné dans les dalles, Cyprien tendit l’oreille jusqu’à ce qu’il perçoive une exclamation, puis plus rien, sinon le bruit de la porte refermée.

— … Et ce n’est pas tout ! continua Marie-Angéline encore appuyée à la poignée. Mais je n’ai pas jugé utile d’en faire part à Cyprien. Nous pensons bien que M. Buteau n’en est pas resté là… Il s’est élancé sur le quai à la recherche du chef de train et des conducteurs de wagons-lits… Celui qui s’occupait de la voiture quatre a confirmé avoir embarqué le prince Morosini – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs ! – et a mentionné que son passager s’était déclaré souffrant afin de se faire servir dans son compartiment…

— Souffrant ? Mais il était en pleine forme !

— C’est ce que j’ai dit à ce pauvre Guy qui était aux cent coups surtout quand ledit conducteur lui eut signalé que la santé du prince n’avait pas dû s’améliorer pendant la nuit, parce qu’il toussait de façon alarmante quand il a quitté le train à Brigue…

— À Brigue ? Lui aussi ? Comme Pauline ?… C’est très beau, j’en conviens, et le vieux château des Stockalper mérite sans conteste une visite mais, en dehors de cela, du ski et des excursions en montagne, qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? Aldo serait-il devenu fou ?

— Il n’en donnait pas l’impression ! Aussi, avec votre permission, je vais faire la seule chose intelligente qui me vienne à l’esprit…

— Dites toujours !

— Me changer et filer Quai des Orfèvres ! Le commissaire doit être mis au courant tout de suite !

— Bien entendu vous avez ma permission.

Et, voyant qu’elle allait sortir :

— M. Buteau vous a-t-il dit comment Lisa a pris la nouvelle ?

— Ça, c’est le pire ! Elle s’est enfermée dans sa chambre en interdisant qu’on la dérange. Il faut dire aussi… qu’elle a reçu une lettre – anonyme ! – aux termes de laquelle on la plaint beaucoup de son infortune conjugale !

— Miséricorde !… Foncez, Plan-Crépin !… Ou plutôt, téléphonez ! Ce sera plus rapide et j’aimerais le voir ! Nous n’avons plus que lui maintenant qu’Adalbert nous a rayées de ses relations ! ne put-elle s’empêcher d’ajouter…

Marie-Angéline ne releva pas, disparut et revint dix minutes plus tard.

— Il sera là à 11 heures… et il se permet de nous donner un conseil : c’est de vaincre nos réticences et de faire entrer le téléphone dans la maison. Ne serait-ce que dans le vestibule !