La marquise ne répondit pas tout de suite, se mit à la recherche de ses pantoufles pour se lever, renifla… et finalement rendit les armes.
— Comme toujours, il a raison ! Occupez-vous de ça, Plan-Crépin ! Après tout, ce ne sera jamais moi qui répondrai la première !
Elle réfléchit un instant puis conclut :
— Puisque nous en sommes à ce point, il serait peut-être utile de prévoir deux dérivations : une dans le jardin d’hiver et une autre dans votre chambre, par exemple !
Bien que le moment ne soit pas franchement à la gaieté, l’air faussement candide de la vieille dame fit sourire son « fidèle bedeau » !
— On pourrait, en effet ! Cela me paraît même une très bonne idée !
Et, en attendant, elle retourna chez le concierge…
À 11 heures tapantes, Langlois effectuait son apparition, et tout le monde put constater que sa mine était sombre. Passé les politesses de la porte, il accepta le fauteuil qu’on lui offrait et braqua sur Plan-Crépin un regard plus que soucieux.
— Racontez ! fit-il sobrement.
Elle s’y employa de son mieux, veillant à n’omettre aucun détail et, quand ce fut fini, à n’ajouter aucun commentaire, se contentant d’attendre en observant le bout de ses doigts. Après un court silence, le policier se leva pour aller s’adosser à une jardinière, ce qui lui permettait de voir les deux femmes à la fois.
— Vous dites qu’il était en parfaite santé quand il vous a quittées ?
— Parfaite ! confirma Mme de Sommières. Il est fragile des bronches depuis la guerre, comme vous le savez, mais il avait relevé le col de son pardessus et portait une écharpe de soie, il n’était pas le moins du monde emmitouflé. Que pensez-vous de tout cela, Monsieur le commissaire ?
— Rien de bon, Madame, parce que la fable de l’escapade amoureuse ne tient plus et – pardonnez-moi si je vous inquiète ! – nous sommes en présence d’une affaire très certainement criminelle.
— Vous pensez…
— … qu’on a enlevé Aldo… je veux dire votre neveu…
— Ne changez rien surtout ! pria-t-elle avec un sourire un peu tremblant. Seuls ses vrais amis l’appellent ainsi ! Mais je vous ai interrompu ! Veuillez continuer !
— Merci ! On l’a enlevé donc ! Reste à savoir si c’était avant le départ du train ou en cours de route !
— Cela me paraît difficile, objecta Plan-Crépin. Aldo est de taille à se défendre et s’il avait subi une contrainte quelconque durant le trajet, le conducteur du wagon-lit ou même un autre passager s’en serait aperçu !
— On a pu lui remettre un message lui enjoignant de descendre à Brigue et menaçant par exemple la vie de Mrs Belmont qui, elle-même, a disparu à cet arrêt !
— Possible, en effet, parce qu’en allant à la gare cela me semble improbable. On n’arraisonne pas un taxi en plein Paris.
— On en fait bien d’autres !
— Vous le savez mieux que moi, mais je vous rappelle qu’il est allé à la gare et que c’est seulement à Brigue qu’il s’est volatilisé.
— Était-ce vraiment lui ?
— Vous pensez… à un imposteur ? Mais, cher commissaire, c’est tout à fait impossible ! Il est inimitable !
— Là, c’est votre affection qui parle… et je vous rappelle que dans le « milieu » il existe de véritables artistes. Il est parti en taxi, m’avez-vous dit ? Savez-vous quelle compagnie ?
— Ma foi non, mais on peut demander à Lucien qui est allé le chercher à la station. Pas de bon gré, soit dit en passant ! Il ne comprendra jamais pourquoi un membre de la famille peut faire appel à ces gens-là quand il a ici à sa disposition le meilleur des chauffeurs – lui ! – et la plus belle voiture du monde. Il n’a consenti qu’une seule exception pour le colonel Karloff, parce que c’était un seigneur reconverti par la Révolution russe ! Appelez-le, Plan-Crépin !
Le vieux chauffeur ne manqua pas une si belle occasion de livrer le fond de sa pensée :
— C’était un G7, Monsieur le commissaire principal. Et il avait une sale gueule ! D’ailleurs, c’était un Italien !
— Lucien ! Attention à vos paroles ! protesta la marquise. Je vous rappelle que les Morosini…
— … sont vénitiens, Madame la marquise ! Ce n’est pas du tout pareil ! Et Monsieur le prince ne manque jamais de le préciser ! Mais celui-là avait un accent à couper au couteau.
Suivit une brève description à la suite de laquelle Lucien ajouta, l’air de ne pas y toucher :
— … mais au cas où ça vous intéresserait, je peux vous donner son numéro minéralogique !
— Comment, si ça nous intéresse ? s’exclama Langlois en sortant de sa poche un calepin noir sur lequel il nota soigneusement le chiffre indiqué. Ça vous arrive souvent de relever les numéros des taxis ?
— Quand on en fait venir un ici, toujours ! Sauf, évidemment, quand c’était celui du colonel Karloff ! Mais depuis l’enfance, j’ai la passion des chiffres !
— Eh bien, continuez, mon ami ! C’est un petit talent qui peut se révéler utile. La preuve ! Merci beaucoup !
Il s’apprêtait à se retirer quand il se ravisa.
— J’allais oublier de vous demander si vous pourriez me prêter une photo de votre neveu ? Dans l’état actuel de la situation, je préfère m’adresser à vous plutôt qu’à la presse afin de ne pas éveiller de curiosités intempestives.
— Même plusieurs, si vous voulez ! Dès le berceau jusqu’à des coupures de journaux justement ! Plan-Crépin, allez voir dans mon secrétaire !
Il y avait effectivement l’embarras du choix. Le commissaire Langlois s’attarda un instant sur celles du mariage.
— Ils forment vraiment un beau couple ! remarqua-t-il.
— Dommage qu’il se trouve tant de gens qui se donnent un mal de chien pour le démolir ! fit Plan-Crépin acerbe. À commencer par Aldo lui-même en certaines circonstances !
Langlois toussota, l’air soudain gêné.
— À ce propos… et pardon si je vous choque mais… vous n’en auriez pas une de Mrs Belmont ? Je sais, je pourrais m’adresser aux magazines mondains comme Vogue, mais si ce ne sont pas des quotidiens, ce n’en sont pas moins des journaux et je ne veux pas lever le moindre lièvre chez eux, vous devez le comprendre !
— Si vous avez la bonté de patienter quelques instants… en buvant un petit quelque chose, je pourrais peut-être vous aider, proposa Marie-Angéline en se levant et en se dirigeant vers la porte sans attendre la réponse.
— À quoi pense-t-elle ? demanda le policier quand elle eut disparu.
— Je crois le savoir. Outre une mémoire photographique étonnante, notre Plan-Crépin possède une foule de talents variés, au nombre desquels se trouve le dessin et, chez elle, c’est un réel talent qui n’a rien à voir avec les aquarelles de fleurs pratiquées dans les couvents et autres maisons d’éducation pour jeunes filles. Je vous parie qu’elle vous rapporte un portrait fidèle de Pauline Belmont.
— Il vaudrait peut-être mieux que j’envoie quelqu’un le chercher ? Cela va prendre du temps.
— Oh, que non ! Le temps de boire un verre en ma compagnie !
— Elle en est proche à ce point ? Il faut connaître quelqu’un de longue date pour reproduire ses traits de mémoire.
— La connaître, non ! Mais elle la déteste parce qu’elle voit en elle un danger pour Lisa.
— Et… elle se trompe ? Quelle est votre opinion, Madame ?
— Oui et non. Aldo est profondément attaché à Lisa et jamais il n’accepterait de la perdre.
— Seulement il aime jouer avec le feu, si je m’en réfère à notre dernier entretien.
— Ce n’est pas cela. Son attirance pour Mrs Belmont est purement physique. Malheureusement, elle l’aime passionnément et…
Le retour de Marie-Angéline interrompit la marquise.
— Voilà ! dit-elle en tendant au commissaire deux dessins à la plume exécutés sans le moindre repentir et d’une vérité criante… Un visage et une silhouette.
— Fabuleux ! apprécia-t-il, abasourdi. Comment faites-vous ?