— Oh, ce n’est rien, dit-elle d’un ton léger. J’imite Cyrano de Bergerac : je mets ma mémoire à côté du papier et il ne reste plus qu’à la recopier !
Il ne put s’empêcher de rire.
— Tout simple, en effet !… Si un jour Mme de Sommières vous met au chômage, n’hésitez pas à venir me voir ! Vous êtes la physionomiste la plus remarquable que j’aie jamais rencontrée. Un grand merci !
Il acheva son verre de whisky et allait quitter son fauteuil quand, après une brève hésitation, « l’artiste » demanda :
— Auriez-vous des relations… amicales dans la police de Londres ? Par exemple, à Scotland Yard ?
— J’ai déjà rencontré le Superintendant Gordon Warren, mais Aldo Morosini et Vidal-Pellicorne le connaissent mieux ! Pourquoi ?
— C’est que justement, il s’agit d’Adalbert. Il est parti habiter à Londres pour être auprès de cette bourrique de Torelli et les ponts sont coupés entre lui et nous… alors qu’on aurait un tel besoin de son aide !
— C’est pourtant vrai qu’il ne s’est pas manifesté ! Vous dites qu’il a rejoint cette chanteuse ?
— Avec armes et bagages. Il l’héberge dans la demeure qu’il possède là-bas et il ne tient plus compte de personne sauf de son rival, ce brave Mr Wishbone. C’est au point qu’il a tout fait fermer à Paris et appelé Théobald, son fidèle factotum, pour qu’il vienne servir… non pas lui, mais la dame ! Le pauvre garçon désespéré a obéi, mais uniquement pour rendre son tablier !
— Ce genre de comportement ne lui ressemble guère !
— Plan-Crépin ! soupira Mme de Sommières. Vous n’avez pas l’impression que le commissaire a suffisamment de soucis ? Ce n’est pas la première fois qu’Adalbert tombe amoureux et se brouille avec Aldo. Je ne peux qu’espérer que ce ne sera pas la dernière !
— Je vais tout de même essayer d’en apprendre plus ! J’ai déjà entendu… de vagues bruits touchant cette femme qui aurait tendance à abuser de son pouvoir de séduction et compterait même un ou deux suicides à son actif ! Vous avez bien fait de m’en parler ! De toute façon, dès que j’aurai des nouvelles d’Aldo, je vous tiendrai au courant… Et surtout ne perdez pas courage !
— Ça, on n’en manque jamais ! affirma fièrement Marie-Angéline. Cela se transmet de génération en génération. Nous sommes tous de la même trempe dans la famille…
— … depuis les croisades ! conclut Tante Amélie avec, dans son regard vert, l’ombre d’un sourire.
L’enquête à la compagnie des taxis G7 fut rapide et instructive. Le numéro indiqué par Lucien était, comme par hasard, celui d’un autre Russe, Fédor Razinsky, ancien avocat près les tribunaux de Saint-Pétersbourg, qui n’avait strictement rien de commun avec l’Italien grassouillet et résolument trivial décrit par Lucien. Physiquement, il était même son contraire. Long, maigre, blond, légèrement grisonnant, il offrait certaines ressemblances avec son compatriote Karloff – que d’ailleurs il connaissait ! –, ressemblance qui n’était pas uniquement extérieure. Il était doté lui aussi d’une voix de style bourdon de cathédrale qui avait dû faire merveille dans les prétoires, sans oublier un caractère chatouilleux qui lui permettait de s’exprimer pleinement quand on lui en offrait l’occasion. Ce que fit, en toute innocence, l’inspecteur Sauvageol quand il s’aventura à son domicile, rue des Filles-du-Calvaire, pour s’enquérir, fort poliment, de son emploi du temps au cours de la soirée du 3 décembre.
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? tonna-t-il.
Refusant de le suivre sur ce terrain, le petit Sauvageol lui offrit un sourire amène.
— J’ai besoin de le savoir, tout bêtement.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ? !
— Pour savoir si je ne vais pas être obligé de vous coffrer pour complicité d’enlèvement, fit-il, toujours aussi gracieux.
— Moi ?… En prison ?
— Eh oui ! Vous et votre voiture bien entendu. C’est un objet indispensable pour un kidnapping réussi.
Du coup, le géant se plia pour regarder l’imprudent sous le nez avec un frémissement de mauvais augure.
— Et j’aurais kidnappé qui ? !
— Un noble étranger, le prince Morosini de Venise. Ça vous dit quelque chose ?
— L’ami du colonel Karloff ? rugit Fédor qui, instantanément calmé, se rassit. Posez les questions !
— C’est toujours la même : où étiez-vous dans la soirée du 3 décembre entre 18 h 30 et 22 heures ?
— Rue Daru dans la salle de répétition de l’église. Je chantais avec les choristes !
Et de donner aussitôt un échantillon de son talent qui fit trembler le lustre à pampilles.
— Et votre taxi, il était où ?
— Devant la porte.
— On aurait pu vous l’emprunter !
— Non. On ne pouvait pas ! Roue de secours et roue arrière gauche crevées par mauvais plaisant. On réparait pendant que je chantais !
— Bien ! Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. On vérifiera…
— Vérifiez, vérifiez ! Vous verrez ! Et dites un peu, s’il vous plaît… C’est Morosini qu’on a enlevé ? À ce moment-là ? Mais à quel endroit ?
— Sur le trajet entre la rue Alfred-de-Vigny et la gare de Lyon et sans doute pratiquement devant chez lui. Le taxi passait… Un G7 portant votre numéro !
— Mon numéro ! Qui a osé ?… Il faut que je le trouve, celui-là ! clama Fédor revenu à sa tonalité naturelle. Il me ressemblait ?
— Absolument pas ! Ça pouvait être un Italien !
— Italien ?… Alors, par les reliques de saint Vladimir, qu’est-ce que vous faites ici ?
— La plaque minéralogique ! Vous auriez pu la prêter !
— À un moujik italien ? Jamais… Si je le coince, je le livre… à qui ?
Sauvageol lui tendit sa carte et s’en alla vérifier les assertions de Fédor qu’au fond il ne mettait pas en doute. Si c’était un ami de ce Karloff dont il avait déjà entendu parler par le patron, ce pouvait même être un auxiliaire bénévole intéressant. À condition, s’il dénichait l’individu, de ne pas l’étendre pour le compte d’un seul coup de poing !
En sortant du logis de Razinsky, Sauvageol s’en alla rendre compte à Langlois. Ce n’était pas lui son chef direct mais l’inspecteur principal Durtal. Pour ce que l’on appelait déjà l’affaire Morosini, que le grand patron entendait mener en personne, celui-ci avait fait appel à la meilleure paire de ses services : l’inspecteur principal Émile Durtal et un nouveau venu dans le cénacle, l’inspecteur Gilbert Sauvageol. Aussi différents l’un de l’autre que possible d’ailleurs ! Autant Durtal – nettement plus âgé ! – était massif, monolithique en quelque sorte, impressionnant même à cause de ses yeux froids et de son allure lente pouvant donner à croire que ses pensées marchaient au même rythme – ce qui était une lourde erreur ! –, autant « le petit jeune » était vif, primesautier et volubile : un vrai farfadet ! De même leurs armes étaient différentes, l’un donnait le frisson alors que l’autre, avec sa gaieté à fleur de peau, séduisait d’emblée.
Ils arrivèrent l’un après l’autre ce soir-là dans le bureau de Langlois où le plus jeune se pointa le premier et rendit compte de sa visite.
— Si le numéro est bien le même que celui de son taxi, ce ne peut être le chauffeur en aucun cas. C’est un Russe bon teint qui, même grimé d’un sérieux maquillage, ne réussirait jamais à se faire passer pour un Rital ! Il est d’ailleurs copain avec un certain Karloff qui est retiré des voitures mais que vous devez connaître.
— Oh, oui ! C’est un cas celui-là, mais d’une honnêteté inattaquable… et qui connaît bien Morosini à qui il a sauvé la vie. Il tient un garage à Versailles maintenant ! Pour en revenir à notre affaire, il faut continuer à chercher à la G7. Si aucun véhicule n’a été volé…
— Aucun, Monsieur !
— Il peut s’agir d’un complice qui n’a pas vu d’inconvénient à changer de plaque, ou d’un des chauffeurs, moyennant finances évidemment. Ce ne sera peut-être pas facile à démêler et faites attention où vous mettez les pieds. Voyez chez ceux qui font la nuit surtout ! Tous ne ramènent pas forcément leur caisse au dépôt ! Ah, vous voilà, Durtal ! ajouta Langlois à l’adresse du collègue qui venait d’entrer. Vous allez faire du tourisme. J’ai tout ce qu’il vous faut ! Sauvageol, vous pouvez disposer !