Il luttait même mollement contre une légère somnolence, quand le téléphone posé sur son bureau sonna… C’était trop beau pour durer, décidément ! Luttant contre l’envie infantile de ne pas répondre, il décrocha, émit deux ou trois onomatopées puis, brusquement réveillé, il se dressa sur ses pieds.
— Nom de Dieu ! émit-il sobrement, avant de se jeter sur son chapeau et son manteau et de se ruer sur sa porte en réclamant sa voiture à grands cris.
11
Coup de tonnerre !
Comme le pensait Mme de Sommières, Adalbert n’ignorait rien des aventures prêtées à son ancien « associé » et la belle Pauline Belmont… En dépit du fait qu’il eût une idée assez nette du crédit que l’on pouvait accorder à certaine presse, cette espèce d’unanimité avait suscité sa colère et même son dégoût. Mais pas envers les plumitifs : contre Aldo et celle qu’il nommait à présent sa « complice ». Et cela à cause de l’admiration qu’il avait toujours portée à Lisa. Avoir une telle femme pour épouse et oser afficher une liaison avec une autre – fût-elle aussi séduisante que Pauline Belmont ! – lui paraissait impardonnable !
Lucrezia, elle, avait beaucoup ri, estimant non sans quelque cruauté qu’il était temps que l’on fasse toute la lumière sur les « agissements de l’arrogant prince Morosini » ! Il était même arrivé à Adalbert de se moquer avec elle, tant elle y mettait de grâce ! Et pour rien au monde il n’aurait voulu la contrarier en quoi que ce soit ! Ce qu’énonçait sa voix envoûtante ne pouvait être que parole d’évangile ! Ne s’était-elle pas abandonnée à lui, sitôt installée dans la chambre qui était devenue la sienne à Chelsea ?
— Une façon comme une autre de vous remercier d’avoir mis à ma disposition cette adorable maison… Et puis peut-être devriez-vous voir dans ces moments – délicieux, j’en conviens – une sorte de répétition générale en prévision de la vie qui pourrait être la nôtre ?
Il avait tout de même accusé le coup.
— Une quoi ?
Elle avait alors pris un air mutin et lui avait donné un baiser.
— Pardonnez à l’artiste que je suis d’avoir employé un terme familier ! Voyez-vous, je n’ai pas l’intention de courir le monde pendant encore des années et je veux être sûre de trouver le bonheur auprès du compagnon que je choisirai ! Ne vous hérissez pas, carissimo mio ! Vous avez toutes les chances d’être celui-là. Aussi pardonnez-moi ma franchise, même si elle vous paraît un peu brutale !
— Mais je vous aime, Lucrezia ! Et si…
Elle posa ses doigts sur ses lèvres.
— Chut ! Sachez attendre et n’en demandez pas plus pour le moment ! Lorsque je viendrai à vous, ce sera pour toujours et il n’y aura plus de Torelli ! Rien que Lucrezia… votre femme !
— Je serai l’homme le plus heureux du monde… mais, en ce cas, pourquoi n’en finissez-vous pas avec ce Wishbone qui vous suit partout comme un cocker barbu ?
— Placido Rognoni, mon imprésario, nous suit aussi partout et je dois honorer mes contrats. Je vous promets d’ailleurs de n’en pas signer d’autres ! Quant à ce brave vacher texan, je vous rappelle qu’il doit m’apporter la Chimère à laquelle je tiens tant !
— Et s’il vous la rapporte, vous devrez l’épouser !
— Bien sûr que non ! Je la lui rachèterai… sans problème ! Je suis très riche, vous savez ?
— Alors qu’il se mette à sa recherche, sacrebleu ! Ce n’est pas en tournant autour de vous qu’il la trouvera !
— Je vous rappelle qu’il a chargé de cette recherche votre si précieux ami Morosini – raison pour laquelle j’ai renoncé à vous la demander, à vous ! – mais à vrai dire, il ne semble pas s’en soucier beaucoup.
— À mon avis, il ne s’en occupe même pas du tout !…
— Je ne veux pas le savoir ! Cornélius m’a promis la Chimère et je m’en tiens là ! Donc… faites un effort pour être gentil avec lui !
— Que je le sois ou non, il s’en fiche complètement !
— C’est exact, mais tant que je n’en ai pas fini avec cette existence quasi errante, je tiens à le garder : il s’entend si bien à simplifier pour moi les petites tracasseries de la vie quotidienne ! soupira-t-elle en s’étirant avec une grâce féline. Je vous en prie, laissez-le-moi encore un peu !
Ce qu’elle appelait les petits soucis de la vie quotidienne, c’étaient des fleurs tous les matins, une Rolls avec chauffeur à sa disposition de jour comme de nuit, un compte ouvert chez le meilleur traiteur quand elle souhaitait rester chez elle et quelques autres détails du même genre qui mettaient Adalbert hors de lui, parce que le Texan ne se départait jamais d’une inusable bonne humeur qui devait lui être naturelle et qu’il n’aurait jamais eu l’idée de croiser le fer contre un rival envers lequel il n’usait que de bons procédés.
— Nous tentons tous les deux de conquérir la déesse, lui déclara-t-il un jour où le Français, exaspéré, essayait de lui chercher noise. Chacun ses armes, voilà tout ! Vous c’est la maison, moi c’est le reste !
Et quel reste !
Difficile de répondre à cela en lui appliquant une paire de claques ou en l’expédiant par la fenêtre. Aussi Adalbert n’arrivait-il pas à pardonner sa défection à Théobald qui, à lui seul, constituait un cadeau royal et aurait implanté chez sa bien-aimée un centre d’informations inappréciable ! Mais non ! La divine Lucrezia ne plaisait pas à Monsieur qui lui avait préféré la culture des asperges chez son jumeau à Argenteuil ! Impavide, Wishbone l’avait remplacé par un « butler » digne de régenter un palais impérial dans une maison où il prit les rênes en main, secondé par Renata, la femme de chambre, et une autre de ménage qui venait tous les matins. L’accompagnateur Giacomo vivait là, lui aussi.
En dépit de l’espèce de sortilège qui le tenait captif, il y avait des moments où Adalbert se sentait seul, même s’il suivait sa sirène à peu près partout. C’était au cœur de la nuit quand il se retrouvait dans sa chambre au Savoy avec l’unique consolation de savoir Wishbone dans la sienne au Ritz. Et où il s’ennuyait ferme.
Il s’efforçait bien de rédiger son ouvrage sur les reines-pharaons mais, même si Théobald – ce déserteur ! – lui avait apporté le nécessaire en fait de documentation, cela ne marchait pas. Question d’atmosphère sans doute ! Celle du palace londonien n’avait rien de comparable avec celle, feutrée, confortable, habitée par quelques « souvenirs » de fouilles, de son cher vieux cabinet de travail parisien. Alors, afin de se prouver à lui-même qu’il avait choisi le bon chemin et que sa vie était là, il « passait » un disque de son idole sur le gramophone qu’il s’était procuré et finissait par s’endormir bercé par la voix qui lui avait pris son âme, puis le jour revenu, il retournait vers elle. Et le bonheur d’être vu en sa compagnie l’emplissait d’une sorte de béatitude.
Ce matin-là, tandis que l’on approchait de Noël et qu’il se demandait ce qu’il allait pouvoir lui offrir, il se fit appeler un taxi et conduire à Chelsea. Il était plus tôt que d’habitude mais il avait en vue d’escorter Lucrezia dans les courses qu’elle aimait faire le matin – sauf quand elle avait chanté la veille ! – dans quelques magasins de luxe. Cela lui donnerait peut-être une idée.
Il se sentait d’autant plus heureux que l’éternel Wishbone était parti deux jours avant pour Paris où l’appelait une affaire urgente. Trois ou quatre jours à goûter les joies d’un tête-à-tête qui se prolongerait peut-être la nuit. Et le temps du trajet fut occupé de bien séduisantes anticipations que n’arrivait pas à obscurcir le ciel gris renforcé d’un voile de brouillard… Ce Noël serait peut-être le plus beau de sa vie. Surtout si Lucrezia acceptait la bague de fiançailles à laquelle il songeait… Il restait cependant assez lucide pour que cet état d’esprit l’amuse : « Tu as tout du collégien, mon vieux ! se disait-il. C’est sans doute complètement fou mais c’est rudement agréable ! »
Et il se mit à chantonner pour agrémenter son parcours.
L’arrivée à Chelsea le ramena sur terre. Sans ménagements.
Il y avait, en effet, beaucoup de monde devant la jolie maison qui avait été celle du peintre Dante Gabriel Rossetti. Tout cela réuni autour du gardien qui avait l’air de tenir une sorte de meeting. Il y avait aussi des journalistes et… la police !