C’était cruel et inutile, le patron du Yard n’ayant aucune raison de lui raconter des craques.
Cependant et sachant parfaitement ce qui allait suivre, Mme de Sommières lui adressait un sourire compatissant.
— Vous ne semblez pas être au courant des dernières nouvelles de France…
Il n’eut pas le temps de répondre : le génie de la vengeance était de retour et lui expédiait des journaux sur les genoux.
— Et ça ? N’avez-vous que de mauvaises lectures ou serait-ce que la presse de la perfide Albion ne s’intéresse chez nous qu’aux gazettes croustillantes ? C’est pourtant écrit assez gros et l’on peut constater que notre ami Langlois a mis le paquet ! Et à cause de quoi croyez-vous que notre marquise a les yeux jusqu’au milieu de la figure ?
Adalbert ne l’écoutait plus. Prenant les quotidiens l’un après l’autre, il les parcourait avec avidité en les froissant quelque peu.
— Enlevés ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Vous le demanderez à Langlois quand vous le verrez. Ce qui ne saurait tarder ! En attendant, rendez-les-moi ! ajouta-t-elle en raflant les journaux. Ils peuvent encore servir !
— Est-ce que Lisa les a vus ?
— Vous oubliez que, dans l’Italie fasciste, la presse est muselée et les feuilles de chou étrangères soumises à une sévère censure…, quand on les laisse paraître !…
— De toute façon, soupira la marquise, le mal est fait en ce qui concerne Lisa. Quelqu’un l’aurait mise au courant de son infortune conjugale et c’est pour essayer de colmater le plus gros des dégâts que nous avons décidé de nous rendre là-bas !
— Et vous m’avez donné la préférence ? fit-il, ébranlé.
— Il nous a paru que c’était le plus urgent ! À présent, rien ne nous retient et c’est ce que nous allons faire dès notre retour à Paris. Ne fût-ce que pour passer Noël avec Lisa et les enfants…
— Laissez-moi vous accompagner ! À nous trois, on aura plus de poids ! Mais tous ces voyages coup sur coup…
— Dites « à votre âge » pendant que vous y êtes et je ne vous adresse plus la parole de ma vie ! gronda la vieille dame.
Plan-Crépin mit son grain de sel.
— … et puis le Super vous a prié de rester encore un moment et si vous lui ajoutez son collègue français qui ne serait pas fâché de bavarder avec vous, cela va prendre du temps. Et nous, on est pressées.
— Pas à ce point, tout de même… surtout pour trouver maison vide. Si les choses en sont là, je serais fort étonné que Lisa n’aille pas se réfugier à Vienne auprès de sa grand-mère, en particulier pour cette fête qu’elle aime entre toutes, non ?
Les deux femmes se regardèrent : dans leur marasme elles n’y avaient pas pensé ! Il en profita :
— Croyez-moi ! Accordez-vous à vous-même une bonne nuit de repos… et à moi le plaisir de vous inviter à dîner… S’il vous plaît… Tante Amélie !
Le mot signant un retour au bercail qu’elle n’osait plus guère espérer la fit sourire. À nouveau, elle l’embrassa.
— Oui. Je crois que nous pouvons le faire.
Rasséréné, il regagna sa propre chambre à l’étage au-dessus dans l’intention de s’étendre un moment pour essayer de mettre de l’ordre dans tout ce gâchis, mais il était à peine entré que le téléphone sonnait. Au bout du fil, Gordon Warren en personne, toujours aussi gracieux.
— Si vous n’avez rien d’autre en perspective, un saut jusqu’ici serait une idée judicieuse ! J’ai quelques questions à vous poser.
— Vous m’en avez déjà posé une flopée, il me semble ? émit d’un ton plaintif Adalbert qui n’avait aucune envie de ressortir sous la bourrasque – pluie et vent mélangés – qui se déchaînait depuis cinq minutes sur Londres.
— Peut-être mais j’étais tellement furieux que j’en ai oublié. Alors rappliquez ! aboya l’appareil.
— Et vous ne l’êtes plus ?
— À peine, mais ça pourrait revenir !
Un « clac » des plus expressifs mit fin à la communication. Avec un soupir, Adalbert sonna le portier et demanda un taxi…
Ce n’était pas la première fois qu’il pénétrait dans le sanctuaire du « ptérodactyle », avec toujours la même impression d’accablement. Les sévères meubles victoriens d’un brun presque noir, les lampes à abat-jour d’opaline verte, les armes d’Angleterre au mur étaient sans doute plus pompeux que le décor où évoluait Langlois, Quai des Orfèvres, mais au moins trouvait-on chez celui-ci, pour se reposer la vue, le superbe « kilim » rouge et bleu couvrant le parquet et l’attendrissant petit vase de cristal ou de barbotine, selon l’humeur, où quelques fleurs parlaient de jardin et d’air pur.
Assis dans son fauteuil de cuir noir, Warren écrivait, sans doute un rapport, quand le « planton » introduisit le visiteur. Sans lever la tête il désigna l’une des deux chaises – de cuir, elles aussi ! – placées en face de son bureau puis signa, referma son stylo et s’adossa confortablement, les coudes sur les bras du siège et les mains jointes par le bout des doigts. Apparemment, les révérences n’étaient pas au programme et Adalbert s’intéressa aux gypseries du plafond jusqu’à ce que Warren émette :
— Quand avez-vous vu Miss Torelli pour la dernière fois ?
— Hier soir…
— C’est vague. À quelle heure ?
— Je n’en sais rien. Disons vers la fin de l’après-midi. Nous étions allés voir l’exposition Holbein à la Tate Gallery… Elle semblait en pleine forme quand, soudain, elle a éprouvé une douleur et elle m’a demandé de la ramener à la maison. Il faut vous dire qu’elle est sujette à des crises de névralgies faciales qui la font énormément souffrir et l’obligent à s’étendre dans l’obscurité…
— Gênant ! Et ça ne lui est jamais arrivé en scène ?
— Pas que je sache. Chose curieuse, le mal se manifeste surtout quand elle ne joue pas. Ce qui était le cas… Elle doit alors s’enfermer dans le noir, une poche à glace sur le visage.
— Elle n’avait pas chanté du tout ?
— Si, le matin. Elle travaille sa voix chaque jour avec son accompagnateur et c’est ce qu’elle a fait hier matin sans problèmes. Et puis, au cours de cette visite…
— Pendant que vous étiez à la Tate, elle ne vous a pas quitté ?
— Si. Pour se rendre aux toilettes afin de se passer un peu d’eau fraîche sur la figure pendant que j’allais chercher un cab. Je l’ai donc raccompagnée à Chelsea et nous nous sommes séparés. À mon immense regret. J’avais retenu une table au Trocadero et je me faisais une joie de cette soirée en tête à tête mais je n’avais rien d’autre à faire que rentrer au Savoy en ne sachant plus trop à quoi m’occuper. Alors j’ai dîné et je me suis couché, moi aussi !
— Avant de dormir, vous n’avez pas essayé de téléphoner pour avoir de ses nouvelles ?
— Certainement pas ! Elle ne supporte alors plus aucune sonnerie et son personnel fait ce qu’il faut pour les éviter. Je ne vous cacherai pas que j’étais désespéré. Pour une fois que ce fichu Américain n’était pas dans le secteur ! J’avais rêvé d’une nuit…
— Je vois très bien ce que vous voulez dire ! coupa le policier, mettant ainsi un frein prudent au lamento qu’il sentait poindre. Et, à ce propos, vos relations avec cet Américain m’intriguent. Vous arriviez à vous supporter ?
— Oh, ce n’est pas un garçon désagréable et, puisque Lucrezia désirait qu’il en soit ainsi, nous avions établi une sorte de modus vivendi en accord avec ses désirs.
— Elle hésitait entre vous deux ? Bizarre, non ?
— Oui. Peut-être, mais il faut comprendre : elle songeait à mettre fin à sa carrière afin de partir en beauté…
— Sa voix lui causait des inquiétudes ?
— Non, mais justement elle détestait l’idée qu’elle pût un jour en avoir. Elle ne me l’a jamais confié, mais je sais qu’elle atteignait quarante ans et voulait en terminer avec une existence errante, exaltante évidemment, mais où le temps jouait contre elle. Aussi souhaitait-elle se retirer dans une vaste propriété, protégée par un époux qui lui apporterait tout ce qu’elle souhaiterait et l’entourerait d’une tendresse soutenue par une beauté dont le repos favoriserait l’entretien avec le plus d’efficacité possible. Afin de n’être pas oubliée, elle pourrait donner un concert, une fois l’an par exemple…