— Faut voir !
— Bon, j’me risque parce que t’as une bonne bouille. Si t’espères que le Rital va sortir, tu vas glander longtemps : il crèche là !
— Et ses clients ? Ils « crèchent » aussi là ? Ça m’étonnerait !
— Bien sûr que non…
En même temps, le gamin faisait le geste expressif de palper sa poche. Fédor comprit et lui donna cinq francs. Ça devait être suffisant : l’autre se pencha un peu plus.
— L’rez-de-chaussée, c’est seulement un passage qui communique avec l’passage Gatbois qu’est parallèle…
— Ça, je sais ! Je connais mon métier !
Le garçon se mit à rire.
— T’as pourtant pas dû faire que çui-là ! T’es un Russko, pas vrai ? Souvent généreux !… Non, attends encore un brin ! fit-il. Qu’au moins t’en aies pour ton fric ! Alors, j’accouche : les clients ont fait qu’changer de voiture. D’l’autre côté, y a une maousse bagnole noire… et un autre chauffeur, mais lui il habite pas là tout l’temps. Sa tire non plus. C’est pas la peine d’aller voir : ont sûrement démurgé.
Fédor leva les yeux vers une fenêtre qui venait de s’éclairer.
— Alors, là-haut, c’est le Rital, comme tu dis ? Il y a quelqu’un d’autre ?
— Non, il est tout seul. Pourquoi ? ajouta-t-il en voyant son nouvel ami fourgonner dans sa boîte à outils. T’as pas l’intention de…
— De monter faire sa connaissance ? Tout juste, mon gars ! Quant à toi, tu n’as rien vu et tu disparais ! conclut-il en lui octroyant une deuxième pièce qui lui valut un large sourire.
— J’ai rien vu, d’accord !… Mais laisse-moi tout de même regarder un p’tit peu ? L’Rital, j’l’ai pas à la bonne ! C’t’un teigneux qui joue du couteau facile…
— Merci du renseignement ! Allons-y !
Parmi une longue lignée de magistrats et de boyards, Fédor comptait sans doute un serrurier car la porte du garage ne lui résista qu’une demi-minute, suscitant ainsi chez son nouvel ami un profond respect. Le taxi en effet était là mais, sur le côté du garage, s’ouvrait un escalier en bois, qui eut le bon esprit de ne pas protester quand Fédor lui imposa son poids.
Il débouchait dans une pièce meublée de l’essentiel sur laquelle ouvrait une chambre de dimensions modestes, où le Rital s’occupait à se déshabiller en s’y encourageant à l’aide du contenu d’une bouteille posée par terre.
Comme il tournait le dos à la porte, il n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait : Fédor l’assomma d’un maître coup de poing, puis le ligota avec une corde qu’il avait apportée, le bâillonna de son mouchoir et d’un chiffon, et, finalement, le balança sur son épaule comme un prosaïque fagot de bois.
— Voilà ! fit-il, hilare, à l’intention de son associé fortuit béat d’admiration. Et maintenant on y va !
— Où ça ?
— Tu en sais suffisamment ! En revanche, dis-moi, comment tu t’appelles ?
— Pignon, Baptiste ! J’habite au-d’sus du Chinois d’en face !
— Facile à retenir ! C’est ce que les Français appellent avoir pignon sur rue ! rigola le Russe. Éteins maintenant, on descend !
— C’est quoi, ton blaze à toi ?
— Fédor Razinsky ! C’est moins facile à retenir, mais si un jour tu as besoin de moi, je serai toujours à ton service…
— On te trouve où ? Au cas…
— Boulevard du Temple, le bistrot qui est à côté du Cirque d’Hiver. C’est autant dire ma… cantine ! Ou alors à la G7…
Sa capture dûment coincée entre le siège arrière et la cloison vitrée de séparation, Fédor tendit au garçon une large main que celui-ci prit sans hésiter, puis demanda :
— T’aurais pas dans l’idée d’le transbahuter chez les poulets ?
— Si. Tu as quelque chose contre ?
— Oh, non ! On serait même plutôt potes !
— En tout cas, si tu remarques ici des trucs bizarres, n’hésite pas à me prévenir ! Il pourrait y en avoir d’autres ! conclut-il en tirant une troisième pièce de sa poche.
Baptiste émit un sifflement admiratif !
— Pffuii ! T’es un vrai prince, toi !
Fédor haussa des épaules résignées.
— Je l’ai été jadis… mais ça fait une trotte !
Et démarra en douceur pour rejoindre la rue de Chalon.
On devait se raconter encore longtemps au Quai des Orfèvres l’arrivée triomphale de Fédor Razinsky portant sur une épaule comme une simple musette un bonhomme inerte – il avait dû le renvoyer au pays des rêves quand il l’avait extirpé de sa voiture ! – qu’il déposa délicatement sur le bureau de l’inspecteur Sauvageol sidéré en déclarant :
— Tenez ! C’est le faux chauffeur de taxi ! Je l’ai un brin abîmé mais il devrait en avoir beaucoup à vous raconter ! Suffira de le faire parler !…
12
Les cloches de Noël
Quand le Calais-Paris s’arrêta au quai n° 4 en gare du Nord à Paris, Adalbert eut l’impression de revenir d’une odyssée interplanétaire et d’atterrir en pays inconnu. Peut-être à cause de la foule surexcitée qui l’environnait. On était le 24 décembre, veille de Noël, et l’air était plein d’appels, de cris et d’embrassades entre ceux qui arrivaient et ceux qui les attendaient. Tous anticipaient la fête et, s’il n’y avait eu Tante Amélie et Plan-Crépin, il se fût senti affreusement seul avec la lourde déception que lui infligeait son rêve brisé.
Eux aussi d’ailleurs, on les attendait. Droit comme un I dans son impeccable tenue de chauffeur, Lucien était sur le quai pour prendre les bagages – assez légers ! – des femmes. Pour les valises et la malle de leur compagnon, beaucoup plus encombrants, il avait retenu les services d’un taxi et de deux porteurs.
Après leur avoir demandé s’ils avaient fait bon voyage avec un large sourire de bienvenue à l’adresse de l’enfant prodigue, il les guida en direction de la sortie, puis vers le trottoir le long duquel stationnaient les voitures sous la garde de l’automédon parisien. Lequel, planté devant la vénérable mais rutilante Panhard et Levassor, semblait fasciné.
Les dames prirent place mais, au moment de monter, Adalbert se récusa :
— Le plus simple est que j’aille déposer tout ce fourniment chez moi et me changer.
— Mais n’oubliez pas que nous vous attendons pour dîner ! rappela Marie-Angéline.
— N’ayez crainte ! À 8 heures pile, je serai là !
Tandis que son conducteur l’emmenait vers le quartier Monceau et sa rue Jouffroy, Adalbert, tassé dans son coin, pensait que ce retour-là n’aurait aucun point commun avec ceux de naguère. D’où qu’il revînt, il était toujours ravi de rentrer chez lui dans son vaste appartement fleurant bon l’encaustique, le tabac fin et, surtout, certains effluves délectables issus de la cuisine. Or il n’y aurait rien de tout cela, sauf peut-être la cire, mais en aucun cas la senteur divine d’un gâteau en train de cuire ou d’un salmis de bécasses… Seuls l’obscurité, le froid, les meubles couverts de leurs housses et la solitude l’attendaient. De quoi pleurer !… Peut-être vaudrait-il mieux pour son moral – et pour cette nuit seulement, bien sûr ! – aller coucher au Royal Monceau peu éloigné… à condition d’y trouver de la place ce soir !
Quand le taxi stoppa devant sa porte, il leva les yeux vers ses fenêtres aux volets clos, pénétra dans le vestibule afin de requérir l’aide du concierge mais à la porte de la loge un écriteau annonçait qu’il s’était absenté. Décidément, la maison était déserte et son humeur se fit plus noire.
Avec l’assistance de son chauffeur, il entassa ses bagages au pied de l’escalier et quelques-uns dans l’ascenseur, paya royalement cet homme serviable qui lui souhaita « Joyeux Noël ! », répondit de même et entra dans la cage vitrée… pour monter à son premier sur entresol.
Enfin il se retrouva devant sa porte, chercha ses clefs, les fit tomber au moment précis où la minuterie s’éteignait, le laissant dans une quasi-obscurité.
— M… ! jura-t-il en se mettant à la recherche du bouton d’allumage… qui ne se s’alluma pas !