Même dans un endroit pareil, je ne pouvais pas me débarrasser complètement de Gladstone. À l’extrémité opposée de la salle, un écran plat montrait le visage de la Présidente sur le fond bleu et or qu’elle utilisait toujours pour ses allocutions télévisées. Plusieurs consommateurs s’étaient groupés pour la regarder. J’entendis quelques bribes de son discours : « … pour assurer la sécurité des citoyens de l’Hégémonie et… ne pouvons laisser menacer l’intégrité du Retz et des mondes alliés… j’ai donc donné mon accord à une riposte militaire massive contre… »
— Baissez-moi ce foutu truc !
Je fus étonné de me rendre compte que c’était moi qui étais en train de hurler ainsi. Les consommateurs me jetèrent des regards noirs par-dessus leur épaule, mais ils baissèrent le son. Je suivis quelques instants les mouvements des lèvres de Gladstone, puis je fis signe au barman de me servir un autre double scotch.
Un peu plus tard, plusieurs heures, peut-être, levant le nez de mon verre, je m’aperçus que quelqu’un était assis en face de moi dans le compartiment obscur. Il me fallut quelque temps pour reconnaître cette personne en l’absence d’une lumière suffisante. Un instant, mon cœur battit plus fort et je pensai : « Fanny !#nbsp#» ; mais, clignant des yeux une seconde fois, je murmurai :
— Lady Philomel…
Elle portait la même robe bleu marine qu’au petit déjeuner, mais le décolleté semblait plus échancré. Son visage et ses épaules semblaient briller d’une lueur propre dans la semi-obscurité.
— H. Severn, murmura-t-elle dans un souffle à peine audible, je suis venue vous faire tenir votre promesse.
— Ma promesse ?
Je fis signe au barman de venir, mais il n’eut aucune réaction. Fronçant les sourcils, je me tournai vers Lady Philomel.
— Quelle promesse ?
— De faire mon portrait, naturellement. Auriez-vous oublié votre engagement d’hier soir ?
Je fis claquer mes doigts, mais le barman insolent ne daignait toujours pas regarder de mon côté.
— Je vous ai déjà dessinée, dis-je à Lady Philomel.
— C’est exact, mais pas entièrement.
Je soupirai et vidai le reste de mon scotch.
— J’ai encore besoin de boire, murmurai-je.
— C’est ce que je vois, fit-elle en souriant.
J’allais me lever pour passer ma commande au barman, mais je me ravisai et me laissai aller en arrière contre le bois patiné de la banquette.
— Armageddon ! m’exclamai-je en regardant avec fixité la femme assise en face de moi, les paupières plissées pour que son image ne soit plus trouble. Ils sont en train de jouer à Armageddon. Vous connaissez ce mot, chère madame ?
— Je ne crois pas qu’ils accepteront de vous servir encore de l’alcool. Pourquoi ne pas venir chez moi ? Vous pourrez boire tout en dessinant mon portrait.
Je plissai de nouveau les paupières, d’un air rusé. J’avais peut-être un petit coup de trop dans le nez, mais cela n’altérait nullement mes facultés mentales.
— Votre mari, fis-je d’une voix pâteuse.
Diana Philomel sourit une nouvelle fois, d’un air radieux.
— Il va passer plusieurs jours à la Maison du Gouvernement, me dit-elle d’une voix encore plus basse. Il ne peut se permettre de s’éloigner du centre du pouvoir en un moment pareil. Venez, ma voiture nous attend dehors.
Je n’ai pas le souvenir d’avoir payé, mais je suppose que, si ce n’est pas moi, c’est Lady Philomel qui l’a fait. Je ne me souviens pas non plus d’avoir été aidé à sortir et à monter dans sa voiture, mais c’est peut-être son chauffeur qui l’a fait. J’ai vaguement en mémoire un homme vêtu d’une tunique et d’un pantalon gris, contre lequel je me suis appuyé un instant.
Le VEM avait un toit en forme de bulle, polarisé de l’extérieur, mais parfaitement transparent de l’intérieur. Affalé sur les coussins moëlleux, je comptai une, puis deux portes distrans, et nous nous éloignâmes du Quartier Marchand, gagnant de l’altitude au-dessus des champs bleutés sous un ciel jaune. De riches demeures, faites d’un bois qui ressemblait à de l’ébène, se dressaient au sommet des collines entourées de champs de pavots et de lacs d’airain. Le vecteur Renaissance ? C’était trop difficile à dire pour le moment. Je laissai aller ma tête contre la verrière et décidai de tout oublier un instant ou deux. Il fallait que je sois en forme pour faire le portrait de Lady Philomel… et tout le reste.
Pendant ce temps, le paysage continuait de défiler au-dessous de nous.
5.
Le colonel Fedmahn Kassad suit Brawne Lamia et le père Hoyt dans la direction du Tombeau de Jade à travers la tempête de sable. Il a menti à Lamia. Sa visière infrarouge et ses détecteurs fonctionnent correctement malgré les décharges électriques qui grésillent dans l’atmosphère autour de lui. Il lui a semblé que sa meilleure chance de tomber sur le gritche était de suivre ses deux compagnons. Il se souvient du temps où il chassait le lion des montagnes sur Hébron. Il fallait attacher une chèvre à un piquet, et attendre.
Les données en provenance des détecteurs qu’il a installés aux abords du camp défilent en clignotant sur son écran tactique et forment un murmure continuel dans son implant. Il a pris un risque calculé en abandonnant là-bas Weintraub et sa fille ainsi que Martin Silenus et le consul, endormis sans aucune autre protection que les alarmes et les défenses automatiques. Mais il doute sérieusement qu’on puisse arrêter le gritche de quelque manière que ce soit. Ils ne sont rien de plus, tous, que des chèvres attachées à un piquet, et qui attendent. Lui, c’est cette fille, le fantôme appelé Monéta, qu’il est décidé à retrouver avant de mourir.
Le vent a encore forci. Il hurle aux oreilles de Kassad, réduisant à zéro la visibilité, crépitant contre son armure d’impact. Les dunes sont illuminées par les décharges électriques. Des éclairs en miniature entourent ses bottes et ses jambes tandis qu’il avance à grands pas pour ne pas perdre de vue la signature thermique de Lamia. Les informations affluent du persoc de cette dernière. Mais les canaux fermés du père Hoyt indiquent seulement qu’il est vivant et qu’il continue d’avancer.
Kassad passe sous les ailes déployées du Sphinx. Il en sent le poids invisible au-dessus de lui, en suspens comme le talon d’une botte de géant prête à l’écraser. Puis il descend dans la vallée, repère le Tombeau de Jade à son absence d’émissions thermiques ou infrarouges et à ses contours froids. Hoyt pénètre en ce moment même dans le demi-cercle qui marque l’entrée. Lamia le suit à une vingtaine de mètres. Rien d’autre ne bouge dans toute la vallée. Les détecteurs du camp, cachés par les ténèbres et la tempête derrière Kassad, indiquent que Sol et son bébé sont en train de dormir et que le consul est couché, éveillé mais immobile. Il n’y a absolument rien d’autre dans le secteur.
Kassad retire la sécurité de son arme et s’avance à pas rapides sur ses grandes jambes. Il donnerait cher, en cet instant, pour disposer d’un sat de repérage et de fréquences tactiques complètes au lieu d’avoir à se contenter d’une image partielle d’une situation fragmentée. Il hausse les épaules à l’intérieur de son armure d’impact, et continue d’avancer.
Brawne Lamia a du mal à franchir les quinze derniers mètres qui la séparent du Tombeau de Jade. Le vent a maintenant la force d’une véritable tornade, et la renverse par deux fois dans le sable. Les éclairs sont à présent en grandeur nature, ils fendent le ciel de leurs gigantesques zigzags qui illuminent le tombeau fluorescent devant eux. Deux fois, elle essaie d’appeler Hoyt, Kassad ou les autres, au camp, certaine que personne ne saurait dormir au milieu de tout ce déchaînement. Mais son persoc et ses implants ne reçoivent que des parasites, leurs circuits à large bande ne captent que des bruits aberrants. Après sa deuxième chute, Lamia se redresse sur les genoux et regarde devant elle. Elle n’a perçu aucun signe de la présence de Hoyt, à part la silhouette fugace qu’il lui a semblé entrevoir, au début, se dirigeant vers l’entrée en forme de demi-cercle.