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Stan l’avait conduite, au petit matin, à la tour d’amarrage de l’aéroport, en l’aidant à porter ses bagages et le cadeau qu’elle destinait au consul. Puis il lui avait remis un petit paquet pour elle, en grognant :

— Vous allez vous ennuyer pendant le voyage, et quand vous serez dans ce foutu pays de sauvages. J’ai pensé qu’il vous faudrait un peu de lecture.

C’était une reproduction de l’édition de 1817 des Poèmes de John Keats, reliée en cuir par Leweski lui-même.

Elle embrassa le colosse et fit rire tout le monde en le serrant si fort que ses côtes craquèrent.

— Arrêtez ! Vous allez me tuer, bon Dieu ! gémit-il en se frottant la cage thoracique. Dites au consul que je veux revoir sa sale gueule dans cette taverne avant que je ne m’en débarrasse en la transmettant à mon héritier, c’est compris ? Vous n’oublierez pas ?

Elle avait promis d’un hochement de tête, et s’était éloignée avec les autres passagers en agitant la main en direction de la foule qui était venue les voir partir. Elle avait continué d’agiter la main sur la plate-forme du dirigeable tandis que celui-ci lâchait ses amarres et déchargeait son lest avant de s’élever lourdement au-dessus des toits.

Ils avaient maintenant laissé les faubourgs derrière eux et pris la direction de l’ouest pour suivre le cours du fleuve. Pour la première fois, Brawne aperçut clairement le sommet montagneux, au sud, où le visage boudeur du roi Billy le Triste contemplait la cité. Mais il avait maintenant sur la joue une balafre de dix mètres de long, peu à peu atténuée par l’érosion, à l’endroit où un rayon laser l’avait touché durant les combats.

C’était cependant une autre sculpture, en train de prendre forme sur la face nord-ouest de la montagne, qui attirait maintenant l’attention de Brawne. Malgré les équipements modernes prêtés par la Force, le travail avançait très lentement, et le grand nez aquilin, le front lourd, la bouche large et le regard à la fois triste et vif de Meina Gladstone commençaient à peine à devenir reconnaissables. Plusieurs réfugiés de l’Hégémonie bloqués sur Hypérion avaient émis des objections lorsqu’il avait été question de donner à cette montagne les traits de Meina Gladstone, mais Rithmet Corber III, l’arrière-petit-fils du sculpteur qui avait gravé, un peu plus loin, le visage de Billy le Triste, et qui était, au demeurant, l’actuel propriétaire de la montagne, les avait poliment envoyés se faire voir. Dans un an, deux au maximum, l’ouvrage serait terminé.

Brawne soupira. Frottant son ventre distendu – geste qu’elle avait toujours détesté chez les femmes enceintes mais qu’elle était incapable d’éviter à présent –, elle gagna pesamment une chaise longue sur le pont d’observation en se demandant comment elle serait à terme si elle était déjà aussi énorme à sept mois. Levant les yeux vers la courbe monstrueuse de l’enveloppe de gaz du dirigeable au-dessus de sa tête, elle soupira.

Compte tenu des vents favorables, le voyage ne dura que vingt heures. Brawne sommeilla durant une partie du trajet, mais elle passa le plus clair de son temps à contempler le paysage qui défilait sous elle.

Vers le milieu de la matinée, tandis qu’ils survolaient les écluses de Karla, elle avait souri en tapotant le paquet qu’elle avait apporté pour le consul. Vers la fin de l’après-midi, alors que le port de Naïade était en vue, elle aperçut, du haut des mille mètres où le dirigeable évoluait, une vieille barge tirée par des mantas reconnaissables à leur sillage en V. Elle se demanda s’il pouvait s’agir du Bénarès.

Ils franchirent la Bordure au moment où le dîner était servi dans la salle à manger principale. Ils atteignirent la mer des Hautes Herbes juste au moment où le soleil couchant projetait ses feux colorés sur la steppe agitée par la même brise qui poussait l’aérostat. Brawne porta sa tasse de café jusqu’à sa chaise longue préférée dans l’observatoire, ouvrit une fenêtre et contempla la mer des Hautes Herbes qui s’étalait sous elle comme la surface feutrée et sensuelle d’un billard sous la lumière rasante du couchant. Juste avant que les lumières ne s’allument sur le pont, elle eut la chance de voir un chariot à vent qui filait vers le sud, ses lanternes de proue et de poupe se balançant en cadence. Elle se pencha en avant et entendit nettement la rumeur de la grande roue et le claquement de la toile de foc tandis que le chariot se penchait pour tirer une nouvelle bordée.

Le lit était fait lorsqu’elle se retira dans sa cabine. Elle mit sa robe de chambre et lut quelques poèmes, mais se retrouva finalement sur le pont d’observation jusqu’à l’aube, sommeillant sur sa chaise longue tandis que les senteurs de l’herbe montaient jusqu’à elle.

Ils firent escale au Repos du Pèlerin, le temps de charger des vivres et de l’eau. Elle préféra rester à bord. On apercevait les lumières de la station de téléphérique. Lorsque le dirigeable reprit sa route, il suivit longtemps les câbles qui allaient de pylône à pylône au cœur de la Chaîne Bridée.

Il faisait encore nuit lorsqu’ils franchirent les sommets. Un steward vint fermer toutes les fenêtres en vue de la pressurisation des compartiments. Cela n’empêcha pas Brawne d’apercevoir les cabines du téléphérique qui se croisaient au milieu des nuages, au-dessus des glaciers qui luisaient dans la nuit étoilée.

Ils dépassèrent la forteresse de Chronos un peu après le lever du soleil. Les pierres de la vieille bâtisse étaient plus froides que jamais malgré la lumière rosée. Puis ce fut le désert. La Cité des poètes brillait, toute blanche, à bâbord, tandis que le dirigeable descendait lentement vers la tour d’amarrage installée à l’extrémité est du nouveau port spatial.

Elle ne s’attendait pas à ce qu’on vienne la chercher. Tout le monde croyait qu’elle allait arriver dans l’après-midi avec Théo Lane, dans son glisseur. Mais elle s’était dit que le voyage en dirigeable lui donnerait le loisir de demeurer un peu seule avec ses pensées, et elle avait eu raison.

Avant même que le câble d’amarrage fût tendu et que la passerelle fût abaissée, elle aperçut cependant le visage familier du consul dans le petit groupe de personnes qui attendaient. À côté de lui se trouvait Silenus, les yeux plissés dans la clarté du matin qui lui était inhabituelle.

— Ça, c’est un coup de Stan, murmura-t-elle entre ses dents.

Elle venait de se rappeler que les relais hyperfréquences étaient maintenant en place, et que les nouveaux satcoms étaient en orbite.

Le consul la serra dans ses bras. Martin Silenus bâilla à se décrocher la mâchoire, lui serra mollement la main et grommela :

— Vous n’auriez pas pu trouver une autre heure pour arriver ?

La réception avait lieu le soir. Il n’y avait pas que le consul qui faisait ses adieux. La plus grande partie des hommes de la Flotte encore sur Hypérion s’en allaient aussi, et un certain nombre d’Extros de l’essaim les accompagnaient. Une douzaine de vaisseaux de descente encombraient le petit terrain où était posé l’appareil du consul tandis que les Extros rendaient une ultime visite aux Tombeaux du Temps et que les officiers de la Force allaient se recueillir une dernière fois devant la sépulture de Kassad.

La Cité des Poètes elle-même avait maintenant près d’un millier de résidents permanents. Beaucoup d’entre eux étaient des artistes ou des poètes, bien que Silenus les traitât volontiers de poseurs. Ils avaient, par deux fois, essayé de l’élire maire, mais il avait refusé avec force jurons à l’adresse de ses administrés en puissance. Il continuait cependant à s’occuper de pas mal de choses, en particulier de la restauration du palais, des programmes de rénovation des maisons individuelles et du ravitaillement à partir de Jacktown et des autres centres urbains. Il arbitrait aussi certains conflits. Grâce à lui, la Cité des Poètes n’était plus une cité morte.