Il releva les yeux vers elle.
— Je suis sûr que la mère de Celle qui Enseigne a droit à certaines prérogatives, dit-il.
— La mère…
Elle se sentit soudain obligée de s’asseoir, et trouva un banc juste à temps. Elle n’avait jamais été maladroite de toute sa vie. Mais maintenant, enceinte de sept mois, elle ne voyait pas comment elle aurait pu s’asseoir élégamment. Elle songea, sans raison, au dirigeable qui était descendu ce matin vers sa tour d’amarrage.
— Celle qui Enseigne, répéta Keats. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle enseignera, mais cela changera la face de l’univers et fera germer des idées qui deviendront vitales dans dix mille ans.
— Mon enfant ? réussit-elle à dire en luttant pour retrouver sa respiration. Notre enfant, à Johnny et à moi ?
La personnalité Keats se frotta la joue.
— Ce sera la jonction de l’esprit humain et de la logique IA, que le TechnoCentre en général et Ummon en particulier ont cherchée si longtemps. Ummon est mort sans l’avoir compris, ajouta-t-il en faisant un pas en avant. J’aurais tant aimé être là quand elle enseignera ce qu’elle a à enseigner. Pour voir l’effet que cela aura sur le monde. Ce monde-là et les autres.
Les pensées de Brawne tourbillonnaient à vide, mais quelque chose, dans le ton de sa voix, lui avait fait dresser l’oreille.
— Pourquoi dites-vous cela ? Où serez-vous ? Quelque chose ne va pas ?
Keats soupira.
— Le TechnoCentre n’existe plus. L’infosphère d’Hypérion est trop petite pour me contenir, même sous ma forme actuelle réduite. Il ne reste plus pour moi que les IA des vaisseaux de la Force, et je ne pense pas que je m’y plairais. Je n’ai jamais trop aimé recevoir des ordres.
— Il n’y a aucun autre endroit ? demanda Brawne.
— La métasphère, répondit le petit homme en jetant un coup d’œil derrière lui. Mais elle est pleine de lions, d’ours et de tigres. Je ne suis pas encore prêt à les affronter.
Brawne ne releva pas l’allusion.
— J’ai une idée, dit-elle.
Elle lui expliqua ce qu’elle avait en tête.
L’image de son ex-amant se pencha, l’entoura de ses bras et murmura :
— Vous êtes un véritable miracle, madame.
Puis l’apparition se fondit de nouveau dans l’ombre.
— Je ne suis qu’une femme enceinte, répliqua Brawne en secouant la tête et en se touchant le ventre à l’endroit où il était le plus rebondi. Celle qui Enseigne, ajouta-t-elle à l’adresse de Keats. Et vous êtes l’archange chargé de l’annoncer. Quel nom voulez-vous que je donne à mon enfant ?
Comme elle ne recevait pas de réponse, elle leva les yeux.
Il n’y avait plus personne dans l’ombre.
Brawne arriva au port spatial avant le lever du soleil. Le petit groupe réuni pour faire ses adieux au consul n’était pas particulièrement joyeux. Outre la tristesse du moment, tout le monde avait une sérieuse gueule de bois, la pénurie en pilules du lendemain régnant sur Hypérion depuis un bon moment. Elle était la seule à peu près en forme.
— Ce foutu ordinateur de bord se comporte bizarrement ce matin, grommela le consul.
— Comment expliquez-vous ça ? demanda Brawne en souriant malicieusement.
Il la regarda en plissant les yeux.
— Je lui demande d’entamer une procédure de contrôle avant le décollage, et ce crétin d’ordinateur me récite de la poésie !
— De la poésie ? demanda Martin Silenus en haussant un sourcil de satyre.
— Parfaitement. Écoutez…
Il régla son persoc. Une voix que Brawne connaissait bien murmura :
— Une IA défectueuse ? demanda Théo Lane. Je croyais que votre vaisseau était équipé de l’une des meilleures intelligences en dehors du TechnoCentre.
— Il l’est, répliqua le consul. Et il fonctionne très bien. J’ai fait une vérification complète de ses fonctions cognitives. Tout est en ordre, mais… voilà le résultat !
Il fit un geste furieux en direction du persoc.
Martin Silenus jeta un regard oblique à Brawne, qui souriait toujours malicieusement, puis se tourna de nouveau vers le consul.
— Il semble que votre ordinateur ait acquis un goût pour la littérature. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je suis sûr que vous apprécierez sa compagnie pendant votre long voyage aller et retour.
Dans le silence qui s’ensuivit, Brawne sortit le lourd paquet qu’elle avait apporté.
— Un petit cadeau d’adieu, murmura-t-elle.
Le consul l’ouvrit, lentement, tout d’abord, puis de plus en plus nerveusement, à mesure que le carton déchiré laissait deviner la forme roulée, usée, effilochée, passée, du petit tapis. Il le caressa une fois, leva les yeux et demanda d’une voix étranglée par l’émotion :
— Où… Comment avez-vous fait pour le…
Brawne lui sourit.
— Une réfugiée autochtone l’a trouvé non loin des écluses de Karla. Elle essayait de le vendre sur le marché de Jacktown, mais il n’y avait pas beaucoup d’amateurs. Je passais par là…
Le consul prit une profonde inspiration, caressant de nouveau la texture du tapis hawking qui avait conduit son grand-père Merin à son rendez-vous fatidique avec sa grand-mère Siri.
— Malheureusement, je crois qu’il ne vole plus, fit Brawne.
— Les filaments ont seulement besoin d’être rechargés. Je ne sais comment vous remercier…
— Inutile, coupa Brawne. C’est pour vous souhaiter bonne chance dans ce voyage.
Le consul secoua la tête, et la prit dans ses bras pour l’embrasser avec émotion. Il serra la main des autres, puis monta dans l’ascenseur du vaisseau. Brawne et ses compagnons regagnèrent le terminal.
Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel lapis-lazuli d’Hypérion. Le soleil éclairait les sommets lointains de la Chaîne Bridée de ses rayons pourpres, annonçant une intense chaleur pour la journée à venir.
Brawne se tourna vers la Cité des Poètes et vers la vallée qui lui faisait suite. On apercevait à peine la partie supérieure des Tombeaux du Temps. L’une des ailes du Sphinx renvoya un éclat de lumière.
Silencieusement, avec à peine un souffle d’air chaud, le vaisseau ébène du consul s’éleva, sur sa flamme bleue, vers le ciel.
Brawne essaya de se rappeler les poèmes qu’elle venait de lire. Les derniers mots de l’œuvre inachevée la plus longue et la plus belle de celui qu’elle avait aimé lui montèrent aux lèvres :